Le vivre-ensemble : exigence supérieure ou droit subjectif ?
L’article suivant s’interroge sur la manière dont le vivre-ensemble a été défini par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt SAS c. France – définition reprise par la suite dans l’arrêt Belcacemi et Oussar c. Belgique. Cette notion, introduite dans le droit français par la loi de 2010 portant interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public, semble pouvoir être appréhendée comme une composante de l’ordre public immatériel. Cependant, ce n’est pas cette interprétation que la Cour de Strasbourg a retenue. Le vivre-ensemble a été défini par la juridiction supranationale comme étant un droit subjectif dont tout individu devrait pouvoir se prévaloir auprès des pouvoirs publics. Paradoxalement, dans le même temps, la Cour admet que l’État français bénéficie d’une marge d’appréciation significative pour déterminer les comportements qui nuisent à l’idée qu’il se fait du vivre-ensemble.
Par Valentin Gazagne-Jammes, Docteur en droit de l’Université Toulouse 1 Capitole
En 2010, à l’occasion de la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public 1, le législateur français a fait référence au « vivre-ensemble » pour fonder l’interdiction qu’il était en passe d’adopter 2. Les travaux préparatoires ont alors permis à plusieurs Professeurs de droit de se prononcer sur les risques d’inconstitutionnalité, voire d’inconventionnalité, qu’encourait le texte en cas d’utilisation d’une notion au contenu aussi malléable 3. C’est pourquoi, le dispositif législatif a finalement été normalisé par un recours à l’ordre public matériel et extérieur. Le maintien de l’ordre public exige effectivement de pouvoir identifier tout individu se déplaçant dans l’espace public 4.
Ces développements sont désormais connus de la doctrine française, toutefois il est important de les rappeler car ils furent infirmés par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt S.A.S. c. France. À cette occasion, la Cour affirma qu’aucun des moyens mobilisés par le législateur français – et à plus forte raison l’ordre public – ne pouvaient tenir face à un contrôle de proportionnalité rigoureux. Au regard de la Cour de Strasbourg, seul un argument pouvait justifier cet interdit relativement liberticide : le vivre-ensemble. Les développements qui suivent se concentrent sur la définition paradoxale du vivre-ensemble qui se dégagea de cet arrêt 5.
De prime abord, tout concourt à penser que le vivre-ensemble peut être compté au nombre des composantes de l’ordre public immatériel, auquel une thèse récente donne la définition suivante : « Dans un sens restrictif, l’ordre public immatériel est la notion qui permet de restreindre les droits et libertés subjectifs individuels en dehors de tout trouble matériel en vue de la protection d’une exigence supérieure (valeurs objectives). Dans un sens plus large, l’ordre public immatériel est une notion de rééquilibrage de l’ordre juridique français par la prévalence et la protection d’un système axiologique composé de valeurs objectives qui ne peut être exclusivement réglementé par les règles régissant le système des droits et libertés individuels » 6. À ce titre, le vivre-ensemble peut être assimilé à une exigence supérieure imposant aux citoyens français un idéal civique : celui de ne pas agir en vue de dégrader la cohésion sociale. En cas d’apparition répétée d’un comportement nuisible pour le vivre-ensemble les pouvoirs publics compétents seraient toutefois aptes à prendre une mesure de police visant à rétablir l’équilibre au sein de l’ordre juridique.
Pour plusieurs raisons qui seront évoquées par la suite ce n’est pas le régime juridique qui a été retenu par la Cour européenne qui a décidé de faire du vivre-ensemble un droit subjectif : « La Cour conclut que l’interdiction que pose la loi du 11 octobre 2010 peut passer pour proportionnée au but poursuivi, à savoir la préservation des conditions du « vivre ensemble » en tant qu’élément de la “protection des droits et libertés d’autrui” » 7. Concomitamment, la Cour admet que l’État français doit jouir d’une marge d’appréciation pour déterminer quels sont les comportements qui nuisent à l’idée qu’il se fait du vivre-ensemble. Par cet arrêt, la France se voit doter d’une marge de manœuvre significative pour affirmer certains choix de société, avec le risque que cela comporte pour les droits et libertés, étant entendu que le vivre-ensemble recèle de nombreuses potentialités – c’est d’ailleurs ce que les opinions dissidentes reprochent à l’utilisation de cette notion 8. Or, malgré la présence d’arguments contraires dans l’arrêt S.A.S., dont certains pouvaient apparaitre comme convaincants, la Cour retiendra par la suite, dans l’arrêt Belcacémi et Oussar c. Belgique, une solution similaire en tout point 9.
Toujours est-il que ces deux arrêts révèlent un paradoxe dans l’interprétation du vivre-ensemble que délivre la Cour européenne des droits de l’homme. D’un côté elle semble encline à subjectiviser ce qui fait office de valeur objective, c’est ce que s’attachera à démontrer cette étude ; de l’autre elle admet que la conception normative qu’un État se fait du vivre-ensemble relève d’un choix de société, ramenant ainsi cette notion au rang de valeur immanente à l’ordre social. Il convient de dépasser ce constat en tentant de comprendre pourquoi la Cour européenne a fait du vivre-ensemble – qui pouvait déjà être considéré comme un objet juridique non identifié – une notion hybride.
Pour ce faire, il conviendra de revenir sur la définition du vivre-ensemble retenue par la Cour afin de rappeler par quel cheminement intellectuel la juridiction supranationale est passée pour conférer à cette notion la valeur d’un droit subjectif (I). Ce qui permettra ensuite de rappeler qu’elle a donné, dans le même temps, une marge d’appréciation substantielle à l’État français pour qu’il détermine sa conception du vivre-ensemble (II). Enfin, il conviendra de démontrer, pourquoi il est possible de supposer que le vivre-ensemble est une composante de l’ordre public immatériel visant à protéger l’unité de la société et la capacité des individus à former un « pacte citoyen commun » (II). Ce qui conduira à trancher quant à la nature réelle ou supposée de cette notion.
I. Le vivre-ensemble, un élément de « la protection des droits et libertés d’autrui »
A priori, il est impossible de donner une définition arrêtée de ce que recouvre le vivre-ensemble, qui fait office de notion fonctionnelle dont le contenu n’est pas préétabli mais fixé au besoin par les pouvoirs publics, pour faire face à une situation de fait portant atteinte à la cohésion sociale. Dans l’arrêt S.A.S c. France la Cour européenne semble, dans un premier temps, admettre cette possibilité : « Dans cette perspective, l’État défendeur entend protéger une modalité d’interaction entre les individus, essentielle à ses yeux pour l’expression non seulement du pluralisme, mais aussi de la tolérance et de l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’y a pas de société démocratique » 10. La Cour continue en affirmant « qu’il entre assurément dans les fonctions de l’État de garantir les conditions permettant aux individus de vivre ensemble dans leur diversité » 11. Ainsi, le vivre-ensemble ne possède pas de régime juridique distinct mais il permet aux pouvoirs publics de protéger – au besoin – les modalités d’interaction entre les individus lorsqu’elles sont mises en danger par l’apparition d’une nuisance sociale.
De son côté, la France affirme avoir interdit la dissimulation du visage dans l’espace public afin d’assurer « le respect du socle minimal des valeurs d’une société démocratique et ouverte » sans lequel le vivre-ensemble se dégrade – ce qui tend d’ailleurs à confirmer que le vivre-ensemble est un principe matriciel au fondement de l’ordre social. Toujours selon l’État défendeur, ce « socle minimal » serait composé de l’égalité entre les hommes et les femmes, de la dignité des personnes et des exigences minimales de la vie en société. On imagine cependant que cette composition a été pensée en fonction du cas d’espèce puisque l’interdiction litigieuse vise un vêtement cultuel qui dissimule l’entièreté du corps féminin afin d’en cacher la vue aux hommes. En apparence, il y a donc une logique à invoquer l’égalité entre les hommes et les femmes comme composante du socle minimal des valeurs démocratiques assurant le vivre-ensemble afin d’interdire le voile intégral 12. Mais il est évident que tous les actes nuisibles au vivre-ensemble ne portent pas atteinte au principe d’égalité, ni même au principe de dignité des personnes humaines. À titre de contre-exemple, on peut penser que le fait d’outrager publiquement les emblèmes nationaux 13 est contraire à l’idée de vivre-ensemble sans que cela ne touche le moins du monde à l’égalité entre hommes et femmes, ou à la dignité humaine. Ce qui tend à démontrer le degré de variabilité du contenu que l’on peut donner à cette notion protéiforme, renforçant ainsi l’idée de sa nature fonctionnelle. Une autre possibilité consiste à admettre que le respect des « exigences minimales et réciproques de la vie en société » est l’unique condition du vivre-ensemble, mais encore faudrait-il s’entendre sur leur contenu.
Au regard de ces éléments on est admis à penser que la Cour allait accepter que le vivre-ensemble constitue un but légitime à la limitation des droits et libertés prévus par la Convention, au nom de la protection de l’ordre public. Auquel cas, elle aurait admis que le vivre-ensemble permet de limiter les droits et libertés dans le but de protéger la société – en tant qu’entité collective – et non les individus qui la composent, puisque c’est la fonction généralement dévolue à l’ordre public. Mais au contraire, « la particularité qu’il faut relever avec cette décision, c’est que la Cour n’a pas intégré ce qu’elle a appelé le “vivre ensemble” dans le motif légitime d’exception “ordre public” mais dans celui “protection des droits et libertés d’autrui” » 14. Effectivement, la Cour va conclure que « la clôture qu’oppose aux autres le voile cachant le visage, est perçue par l’État défendeur comme portant atteinte au droit d’autrui d’évoluer dans un espace de sociabilité facilitant la vie ensemble » 15. Le vivre-ensemble est ainsi assimilé à un droit subjectif – dont l’individu peut se prévaloir selon des modalités qui ne sont pas précisées –, celui d’évoluer dans un espace de sociabilité permettant d’entrer en relation avec autrui.
Plusieurs explications peuvent être apportées pour justifier ce choix. Dans sa jurisprudence, la Cour européenne ne mobilise par la notion d’ordre public immatériel telle qu’elle existe dans le droit positif français. En apparence, il est évident que cette conception de l’ordre public est plutôt éloignée du logiciel de la Convention européenne, et de la Cour qui en est la gardienne, puisqu’elle conduit à protéger la société contre « le subjectivisme, produit par une pensée libérale qui voulait imposer le principe de la préséance des droits subjectifs de l’homme sur l’ordre objectif de la société auquel était déniée toute essence » 16. Cependant, cette assertion n’est que partiellement juste. À titre de contre-exemple, la Cour confère une marge d’appréciation aux États lorsqu’ils s’ingèrent dans les droits et libertés prévus par la Convention afin de raffermir une vision collectivement partagée de la morale sociale 17. Ce qui revient à privilégier une valeur objective, faisant l’objet d’un consensus sociétal, sur un droit subjectif. Ce fut le cas, notamment, concernant les usages religieux et les interdits qu’ils peuvent générer 18. L’idée de protéger l’ordre objectif de la société n’est donc pas totalement étrangère à la Cour, qui l’avait déjà affirmée explicitement : « Elle peut aussi, le cas échéant, prendre en considération le consensus et les valeurs communes qui se dégagent de la pratique des États parties à la Convention » 19. Dans le cas d’espèce, la marge d’appréciation que la Cour va incidemment laisser à l’État français, afin qu’il détermine la nature des exigences qui concourent à l’établissement du vivre-ensemble, répond à la même logique. Paradoxalement, ce choix de la Cour laisse entendre que les conditions du vivre-ensemble relèvent d’un ordre immanent propre à la société française du XXIe siècle, alors qu’elle affirme en parallèle qu’il est un droit subjectif, attaché à l’individualité.
En outre, il convient de préciser que la Cour ne fait pas unilatéralement le choix de rattacher le vivre-ensemble « à la protection des droits et libertés d’autrui » puisqu’elle y est poussée par le gouvernement français. L’État défendeur avance, effectivement, que la limitation des articles 8 et 9 de la Convention, qui découle du dispositif litigieux, est justifiée par la protection des droits et libertés d’autrui 20. Le gouvernement aurait pu faire le choix d’invoquer l’ordre public à l’appui de son mémoire en défense mais il ne l’a pas fait. Ce qui s’explique assez simplement par le fait que l’article 8§2 de la Convention ne fait pas explicitement mention à l’ordre public. À la place de quoi il fait référence à des notions connexes, à savoir : « La défense de l’ordre, la prévention des infractions pénales, (…) ou la protection de la morale ». Pour toutes ces raisons la Cour décide de s’en tenir à l’argumentaire qui lui est opposé, et qui ne fait donc pas mention de l’ordre public, pour concentrer son examen sur « la protection des droits et libertés d’autrui ». À cette occasion elle précise que les moyens mobilisés par la France – l’égalité, la dignité et les exigences de la vie en société – ne correspondent pas « explicitement aux buts légitimes énumérés au second paragraphe des articles 8 et 9 de la Convention. Parmi ceux-ci, les seuls susceptibles d’être pertinents en l’espèce, au regard de ces valeurs, sont “l’ordre public” et la “protection des droits et libertés d’autrui”. Le premier n’est cependant pas mentionné dans l’article 8§2 ». Certes, l’ordre public n’est pas invoqué mais la défense, ou la protection de l’ordre – immanquablement celui de la société – et la préservation de la morale sociale le sont.
Finalement, ce choix s’explique par le fait que la Cour souhaitait pouvoir opérer un contrôle strict sur la loi française. Pour cause, il se trouve que la notion d’ordre public « donne à l’État davantage de marge de manœuvre que la protection des droits et libertés d’autrui puisque la Cour européenne est stricte concernant la conciliation entre les droits individuels et plus souple lorsque l’État invoque un trouble à la sécurité publique » 21.
Le choix opéré par la Cour semble donc justifié par l’opportunité. Cependant on peut douter du résultat en demi-teinte qui en découle : si le vivre-ensemble permet de protéger l’interaction sociale alors il encourage chaque citoyen à ne pas adopter un comportement qui pourrait nuire à la vie en société. Auquel cas, il ne saurait être pensé comme un droit subjectif mais plutôt comme un devoir de civisme à l’égard de la collectivité. Il serait alors le fruit d’un consensus sociétal sur les exigences minimales qu’il est nécessaire de partager et de respecter pour pouvoir interagir avec autrui au sein d’une société donnée.
La Cour européenne reprendra en des termes identiques sa définition en demi-teinte du vivre-ensemble dans l’arrêt Belcacémi et Oussar c. Belgique : « Le souci de répondre aux exigences minimales de la vie en société peut être considéré comme élément de la “protection des droits et libertés d’autrui” et l’interdiction litigieuse peut être considérée comme justifiée dans son principe, dans la seule mesure où elle vise à garantir les conditions du “vivre ensemble” » 22. Dans le même temps, la Cour laisse une marge d’appréciation substantielle à l’État belge pour qu’il limite un droit protégé par la Convention au nom de la conception qu’il se fait du vivre-ensemble et des exigences qui en sont le corollaire.
II. Le vivre-ensemble comme consensus sociétal
La Cour européenne appliqua au dispositif national le triple test de la proportionnalité afin de contrôler l’atteinte à la vie privée et à la liberté de conscience et de religion – respectivement protégées par les articles 8 et 9 de la Convention – qui en résultait. Ce test place la Cour en position de contrôler la nécessité de la mesure dans une société démocratique, la proportionnalité de l’ingérence et l’adéquation des moyens mis en œuvre avec l’objectif poursuivi par le législateur 23. Suite à ce contrôle, l’argument officiel retenu par les autorités publiques françaises pour légitimer la loi est écarté, au profit de l’argument officieux, qu’elles croyaient pourtant être inconventionnel. Pour être plus explicite, l’argument tiré de la protection de la sécurité publique est écarté au profit du vivre-ensemble. La Cour relève effectivement qu’il existe déjà un bon nombre de dispositifs dans le droit pénal français qui permettent de demander ponctuellement à une femme intégralement voilée de se découvrir. À ce stade, un seul angle mort subsiste, concernant les crèches et les écoles, mais il ne justifie pas à lui seul le dispositif. Lorsque le visage n’est pas visible, il est effectivement difficile pour les encadrants scolaires, qui ne possèdent pas l’autorité pour exiger le dévoilement, d’être certains que la femme intégralement voilée qui vient chercher l’enfant à la sortie de la crèche ou de l’école est bien sa mère. Hormis ce cas d’espèce, les aéroports ou les préfectures sont déjà dotés de dispositifs ponctuels permettant de faire face à cette situation de fait. Aussi, la nécessité d’une mesure d’interdiction générale et absolue ne se démontre pas au regard du contrôle de proportionnalité puisque des dispositifs moins contraignants pour les droits et libertés, permettant d’atteindre l’objectif poursuivi de manière équivalente, existent déjà dans le droit français 24.
C’est donc sur la base du vivre-ensemble que la loi va être déclarée conventionnelle. À ce titre, il est intéressant de constater que la Cour va focaliser d’elle-même son attention sur le vivre-ensemble, qui n’avait pas été invoqué explicitement par le gouvernement français, qui lui préférait l’expression « d’exigences minimales de la vie en société » : « La Cour estime en revanche que, dans certaines conditions, ce que le Gouvernement qualifie de “respect des exigences minimales de la vie en société” – le “vivre ensemble”, dans l’exposé des motifs du projet de loi (paragraphe 25 ci-dessus) – peut se rattacher au but légitime que constitue la “protection des droits et libertés d’autrui” » 25.
Pour mener à bien son raisonnement, la Cour va admettre que la protection du vivre-ensemble, par l’État français, est un but légitime permettant la restriction des droits et libertés prévus par la Convention : « La Cour prend en compte le fait que l’État défendeur considère que le visage joue un rôle important dans l’interaction sociale. Elle peut comprendre le point de vue selon lequel les personnes qui se trouvent dans les lieux ouverts à tous souhaitent que ne s’y développent pas des pratiques ou des attitudes mettant fondamentalement en cause la possibilité de relations interpersonnelles ouvertes qui, en vertu d’un consensus établi, est un élément indispensable à la vie collective au sein de la société considérée » 26. Pour arriver à cette conclusion, et au regard du potentiel liberticide que recèle le vivre-ensemble, la Cour va tout de même opérer un contrôle de proportionnalité. Mais, en tout état de cause, il est évident que le contrôle qu’elle exerce est moins strict que ce que l’on était en droit d’attendre. Elle va d’abord estimer qu’il « entre assurément dans les fonctions de l’État de garantir les conditions permettant aux individus de vivre ensemble dans leur diversité ». Elle va ensuite déclarer le dispositif proportionné à l’objectif poursuivi, rappelant à cette occasion que seule la dissimulation du visage est interdite. Les femmes musulmanes pourront donc faire le choix de continuer à porter un voile cachant l’entièreté de leur corps, tant que leur visage reste visible. La Cour en tire la conclusion que l’interdiction ne vise pas uniquement un vêtement religieux – bien que le débat se porte avant tout sur cette question – mais toute forme de vêtement recouvrant le visage. C’est pourquoi elle estime plus largement que ce sont les conditions de la sociabilité, en tant qu’exigences de la civilité française, qui sont interrogées 27.
Finalement la Cour tire la conclusion suivante : « Il apparaît ainsi que la question de l’acception ou non du port du voile intégral dans l’espace public constitue un choix de société ». En l’occurrence, face à une question de ce type, le rôle de la Convention est subsidiaire : « Lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national ». C’est d’ailleurs sous cet angle que l’arrêt sera attaqué par la suite, dans l’opinion concordante du juge Spano, rendue sous l’arrêt Belcacemi et Oussar c. Belgique : « L’impératif du “vivre ensemble” trouve son fondement idéologique dans un certain type de consensus sociétal ou moralité majoritariste, qui dicte la manière dont les individus devraient se comporter dans l’espace public. Il n’y a là rien de moins qu’une assimilation imposée par le gouvernement des modes d’interaction et de comportement dans la société » 28.
Précisément, cette dernière assertion est discutable en raison même du régime juridique que la Cour attribue au vivre-ensemble. Comme il n’est pas une composante de l’ordre public mais un droit subjectif, il ne peut pas être une manière pour « le gouvernement » d’imposer à ses sujets une sociabilité d’État. Au contraire, il est censé être un droit dont l’individu peut se prévaloir auprès des autorités publiques de manière à ce qu’elles agissent en vue d’en assurer le respect. Mieux encore, le vivre-ensemble – s’il est un droit subjectif – est un droit attaché à la personne humaine, en raison de sa nature. Pourtant, cette affirmation semble contradictoire avec l’idée que défend par ailleurs la Cour selon laquelle les conditions du vivre-ensemble sont l’objet d’un consensus sociétal. Si la conception que l’État français se fait du vivre-ensemble constitue un choix de société, ce dernier ne peut pas être un droit attaché à l’individu en raison de sa nature. Sans quoi le vivre-ensemble s’imposerait aux autorités publiques françaises en vue de limiter leur action. Au contraire de quoi, il est utilisé pour encadrer un droit subjectif au nom de l’avis que se fait l’opinio societatis sur le minimum de civilité à partager pour pouvoir interagir avec autrui dans les espaces publics français. Comme le résume Constantin Languille – prête-nom ayant écrit sur le sujet : « En définitive, l’épisode du voile intégral pose la question de l’intervention de l’État pour garantir un niveau minimal de civilité dans la société » 29.
La lecture de l’arrêt rendu par la Cour européenne aboutit donc à tirer un constat en demi-teinte. D’un côté, la Cour élève le vivre-ensemble au rang de droit subjectif ; celui d’évoluer dans un environnement permettant l’interaction sociale. Mais elle semble embarrassée par cette solution. C’est pourquoi, dans le même temps, elle reconnait qu’il est aussi et inévitablement une valeur objective, inhérente à toute vie collective, qui relève d’un choix de société. Du moins, ce n’est pas le vivre-ensemble qui est le produit d’un consensus mais le contenu des exigences minimales et réciproques de la vie en société, qui en sont la condition sine qua none.
Malheureusement, les deux conceptions présentes dans l’arrêt semblent difficilement conciliables voire concurrentes.
III. Le vivre-ensemble appréhendé comme exigence supérieure garantissant la cohésion sociale
L’une des définitions les plus abouties du vivre-ensemble revient sans doute à la Cour constitutionnelle belge, reprenant certains motifs contenus dans les travaux préparatoires de la loi soumise à son contrôle. Jugeons plutôt sur pièce : « Dans une société où nous postulons comme préalable indispensable au mieux vivre ensemble, une rencontre entre tous et l’élaboration d’un pacte citoyen commun, permettant de représenter la société dans sa composition nouvelle, (…) il est essentiel que l’on puisse continuer dans la construction d’une société démocratique par le dialogue et la rencontre » 30. Cette définition peut être complétée par la déclaration du philosophe Abdenour Bidar devant la mission d’information française : « Notre vision de l’espace public est en effet celle d’un espace partagé, et donc partageable. Il en résulte que ses occupants remplissent, les uns vis-à-vis des autres, un certain nombre de devoirs, et ne peuvent se cantonner dans une logique d’affirmation de leurs droits et libertés individuels. C’est une condition du “vivre-ensemble” » 31. Auquel cas, le vivre-ensemble ne peut pas répondre à la logique des droits subjectifs que l’individu doit pouvoir opposer à la collectivité pour en exiger le respect. Au contraire, cette notion permet que les droits et libertés individuels soient limités par un certain nombre d’exigences minimales et réciproques inhérentes à la vie en société. C’est pourquoi, le vivre-ensemble ne peut pas s’inscrire dans un mouvement de subjectivisation des droits, qui fait de l’individu, et de sa quête du bonheur, la fin indépassable de l’action collective 32. Le vivre-ensemble suppose plutôt un effacement de l’individu derrière un idéal de fraternité et de civilité, rappelant ainsi l’exposé des motifs de la loi de 2010 : « La dissimulation du visage dans l’espace public, contraire à l’idéal de fraternité, ne satisfait pas l’exigence minimale de civilité qui est nécessaire à la relation sociale (…) de ce fait elle poste problème parce qu’elle est tout simplement contraire aux exigences fondamentales du “vivre-ensemble” dans la société française » 33. Finalement, si la Cour constitutionnelle et le législateur belges voient dans cette notion un pont jeté entre la vie civile et politique – puisque le vivre-ensemble permet aux membres de la société de « constituer un pacte citoyen commun » – c’est aussi parce que « cet élan civique permet de contrer les apories d’une société mécaniste et atomistique » 34.
C’est pourquoi, on préfère penser que le vivre-ensemble est une exigence supérieure, propre à toute collectivité humaine ; autrement dit, une norme organisatrice de la vie en société qui permet de substantialiser certaines exigences de civilité qui sont inhérentes à la vie ensemble. Aussi, lorsque les pouvoirs publics adoptent un interdit au nom du vivre-ensemble, ils ne concilient pas entre eux deux droits subjectifs au profit de l’un et au détriment de l’autre ; ils concilient un droit subjectif, dont la portée sera limitée, avec une règle de vie en société, communément admise, qui n’avait pas fait l’objet, jusque-là, d’une juridicisation. L’interdiction d’évoluer le visage caché dans les espaces publics en est finalement l’exemple paradigmatique. Ce dispositif repose sur une règle de vie en société, qui fait l’objet d’un consensus en France et dans d’autres pays européens, qui n’était plus respectée en raison de l’apparition d’une pratique de fait, obligeant le législateur à sortir de sa réserve pour adopter un interdit.
Pour toutes ces raisons, le vivre-ensemble peut être pensé comme une composante de l’ordre public immatériel. Auquel cas, il serait une « exigence supérieure » reposant sur certaines règles de vie en société, que les pouvoirs publics français pourraient mobiliser afin de limiter les droits et libertés en cas d’apparition d’une nuisance sociale ne troublant pas l’ordre public matériel et extérieur. À ce titre, il est possible de penser le vivre-ensemble comme un élément de « rééquilibrage de l’ordre juridique français par la prévalence et la protection d’un système axiologique » 35 permettant de faire face à une conception dévoyée – car trop individualiste – de la liberté. Mais, c’était sans compter l’effort de définition de la Cour européenne des droits de l’homme qui « va en l’encontre même de l’ordre public immatériel qui a justement pour effet, en objectivant les libertés, de faire sortir les rapports juridiques de la logique exclusive des droits et libertés subjectifs individuels » 36. Toutefois, l’interprétation du vivre-ensemble que dégage la Cour n’est pas à ce point univoque : tantôt droit subjectif attaché à l’individu, tantôt valeur objective faisant l’objet d’un consensus sociétal, cette notion semble être un entre-deux.
Finalement, cette hybridation trouve aussi à s’expliquer par la nature même du vivre-ensemble : la principale fonction de la vie sociale, telle qu’elle est pensée par l’individualisme juridique européen, est la préservation du sujet et des droits qui lui sont attachés 37. Si l’on porte atteinte à la vie sociale, on porte donc indirectement atteinte à la protection des droits individuels que la société politique est chargée d’assurer. D’où la nécessité de réaffirmer un « pacte citoyen » – ersatz de contrat social – qui permet de refonder une conception politique, et donc commune, de la vie en société – faisant ainsi écho à l’idée qu’Hannah Arendt se faisait de la politique, qui permet « l’existence commune et mutuelle d’être différents » 38. In fine, la préservation du vivre-ensemble favorise autant la protection des droits de l’individu que la cohésion sociale ; les premiers n’allant pas sans la seconde. Autrement dit, si la vie ensemble devient impossible, alors les gages dont elle fait bénéficier la protection des droits et libertés auront tendances à s’étioler. Cet état de fait doit permettre aux individus qui composent le corps social de prendre conscience du devoir civique qu’ils nourrissent à l’égard de la collectivité. C’est d’ailleurs pour cela que la loi française prévoit en dernier recours la possibilité pour le juge saisi de prononcer un stage de citoyenneté à l’égard des femmes intégralement voilées. Le but affiché de cette peine complémentaire 39 est de permettre le réapprentissage des règles minimales et réciproques qui sont au fondement de la vie ensemble, afin de refonder le « pacte citoyen commun ».
Notes:
- Loi n°2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public. ↩
- Rapport d’information au nom de la mission d’information sur la pratique du voile intégral sur le territoire national, GERIN (A.), RAOULT (É), n°2262, 26 janvier 2010. ↩
- Ibid. D. DE BÉCHILLON (pp. 410-422) ; A. LEVADE (pp. 518-529) ; B. MATHIEU (pp. 546-554) ; G. CARCASSONNE (pp. 554-560). ↩
- SZTULMAN (M.), La biométrie saisie par le droit public. Étude sur l’identification et la localisation des personnes physiques, L.G.D.J., Bibliothèque de droit public, Tome 305, 2017, pp. 349-353. ↩
- Voir notamment : DIEU (F.), « Le droit de dévisager et l’obligation d’être dévisageable, pour “vivre-ensemble” », in JCP A, Février 2015, n°7, pp. 41-44 ; MARGUÈNAUD (J.-P.), USUNIER (L.), « La promotion européenne du “vivre-ensemble” comme instrument de lutte contre la discrimination du visage dans l’espace public », in RTD Civ, Octobre 2017, n°4, pp. 823-825 ; MARGUÈNAUD (J.-P.), « Le “vivre-ensemble” et l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public ou le bricolage d’un nouveau concept européen aux fins de sauvegarde d’une incrimination mal venue », in Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, Juillet 2014, n°3, pp. 626-632. ↩
- PEYROUX-SISSOKO (M.-O.), « L’ordre public immatériel en droit public français », RDLF, Thèse n°1, 2018 : http://www.revuedlf.com/theses/lordre-public-immateriel-en-droit-public-francais/ ↩
- Cour européenne des droits de l’homme, 1er Juillet 2014, S.A.S. c. France, req. 43835/11. ↩
- Ibid. pp. 63-69. ↩
- Le vivre-ensemble est aussi utilisé dans l’arrêt suivant : Cour européenne des droits de l’Homme, Juillet 2017, Dakir c. Belgique, req. 4619/12. ↩
- Cour européenne des droits de l’homme, 1er Juillet 2014, S.A.S. c. France, req. 43835/11, p. 59. ↩
- Ibid. ↩
- Précisions néanmoins que cette utilisation du principe d’égalité avait été déconseillée par certains juristes auditionnés par la mission d’information. Voir en ce sens les interventions des Professeurs D. De Béchillon, G. Carcassonne, A. Levade, et B. Matthieu devant la mission d’information. ↩
- Voir en ce sens les articles 433-5-1 et R645-15 du code pénal. ↩
- PEYROUX-SISSOKO (M.-O.), L’ordre public immatériel en droit public français, op. cit., p. 317. ↩
- Cour européenne des droits de l’homme, 1er Juillet 2014, S.A.S. c. France, req. 43835/11, p. 51. ↩
- VIALA (A.), Philosophie du droit, Paris, Ellipses, Cours magistral, 2010, p. 84. ↩
- Voir en ce sens : Cour européenne des droits de l’homme, 7 décembre 1976, Affaire Handyside c. Royaume-Uni, req. n°5493/72, (§48). ↩
- Voir notamment : Cour européenne des droits de l’homme, 10 novembre 2005, Leyla Sahin c. Turquie, req. n°44774/98. ↩
- Cette solution est tirée de l’arrêt suivant : Cour européenne des droits de l’homme, Bayatyan c. Arménie, req. n°23459/03, p. 34, (§122). ↩
- Cour européenne des droits de l’homme, 1er Juillet 2014, S.A.S. c. France, req. 43835/11, p. 49, (§116, 117). ↩
- PEYROUX-SISSOKO (M.-O.), L’ordre public immatériel en droit public français, op. cit., p. 317. ↩
- Cour européenne des droits de l’homme, 11 juillet 2017, Belcacemi et Oussar c. Belgique, req. n° 37798/13, p. 15, (§49). ↩
- Pour une approche exhaustive du contrôle de proportionnalité réalisé par la Cour européenne des droits de l’homme, voir : MUZNY (P.), La technique de la proportionnalité et le juge de la Convention européenne des droits de l’homme. Essai sur un instrument nécessaire dans une société démocratique, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2005, 734 p. ↩
- Cour européenne des Droits de l’Homme, 1er Juillet 2014, S.A.S. c. France, req. 43835/11, p. 56, (§137 et 138). ↩
- Ibid. p. 50, (§121). ↩
- Ibid. p. 50, (§122). ↩
- Ibid. pp. 58-59, (§151). ↩
- Cour européenne des droits de l’homme, 11 juillet 2017, Belcacemi et Oussar c. Belgique, req. n° 37798/13, p. 23, (§6 et 7). ↩
- LANGUILLE (C.), La possibilité du cosmopolitisme. Burqa, droits de l’homme et vivre-ensemble, Paris, Gallimard, Le débat, 2015, p. 13. ↩
- Cour Constitutionnelle Belge, arrêt 145/2012 du 6 décembre 2012, pp. 26-27. ↩
- BIDAR (A.), Assemblée nationale, rapport d’information au nom de la mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire National, Président M. GERIN (A.), Rapporteur M. RAOULT (E.), n°2262, 26 Janvier 2010, audition du 8 juillet 2009, p. 286. ↩
- GAUCHET (M.), La démocratie contre elle-même, Gallimard, Collection tel, 2002, p. 327. ↩
- Projet de loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, étude d’impact, mai 2010. ↩
- GAZAGNE-JAMMES (V.), Les actes nuisibles à la vie en société. Étude sur les incivilités à partir de l’article 5 de la Déclaration de 1789, Thèse soutenue à Toulouse le 21 novembre 2018, p. 284. ↩
- PEYROUX-SISSOKO (M.-O.), « L’ordre public immatériel en droit public français », RDLF, Thèse n°1, 2018. Précisons toutefois que l’auteure de ces lignes ne partage pas cette position dans les développements qu’elle consacre au vivre-ensemble dans sa thèse. ↩
- PEYROUX-SISSOKO (M.-O.), L’ordre public immatériel en droit public français, op. cit., p. 319. ↩
- Voir en ce sens : JAUME (L.), Les Déclarations des droits de l’homme. Du débat 1789-1793 au préambule de 1946, op. cit., 1989, p. 107. ↩
- Voir notamment : ARENDT (H.), Qu’est-ce que la politique, Paris, Éditions du Seuil, Essais, 2014, p. 168. ↩
- Loi n°2004-204 du 9 mars 2004 « portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité », art. 131-1-5 du code pénal. ↩