Les misères du droit : au sujet de l’ouvrage de Laurent Bouvet, « La nouvelle question laïque. Choisir la République » (Flammarion, 2019)
L’ouvrage de Laurent Bouvet « La nouvelle question laïque. Choisir la République » publié récemment promeut une conception républicaine de la laïcité. L’ambition de la présente contribution est d’analyser cet ouvrage dans une perspective juridique. Il propose une lecture contestable tant de la lettre et de l’esprit de la loi de Séparation des églises et de l’Etat du 9 décembre 1905 que des jurisprudences respectives des juridictions françaises et européennes. Il interroge aussi sur le rôle du droit dans la régulation du fait religieux puisque cet ouvrage s’inscrit surtout dans un combat mené par l’auteur dans l’espace public. Or, comme l’atteste la séquence récente autour du hijab de course commercialisé par Décathlon, ce combat produit une forme de normalisation qui va au-delà de la régulation juridique voire contre elle.
Xavier Dupré de Boulois, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (ISJPS UMR 8103)
Laurent Bouvet est un Professeur de sciences politiques très engagé dans la défense de la laïcité notamment à travers sa participation à la création du Printemps républicain et un activisme important sur les réseaux sociaux où il ne rechigne pas au combat rapproché. La publication de l’ouvrage « La nouvelle question laïque. Choisir la République » est donc un nouveau maillon dans une stratégie d’occupation de l’espace public vu comme un lieu de conflit entre plusieurs visions de la place du fait religieux dans notre société. Le dernier chapitre de son ouvrage a d’ailleurs les atours d’un manifeste pour une « voie républicaine de la laïcité ». Le propos n’est pas ici de discuter du projet politique porté par Laurent Bouvet. On se reportera aux multiples recensions souvent bienveillantes dont cet ouvrage a fait l’objet dans la presse généraliste. Il est plutôt de se concentrer sur la mobilisation du droit dans le discours et le combat porté par l’auteur. Car s’il invite à se « défaire du juridisme qui paralyse trop souvent la réflexion en la matière » (p. 209), il ne s’en réfère par moins de manière massive au droit pour défendre sa cause et plus précisément aux textes juridiques (à commencer par la loi de Séparation des églises et de l’Etat du 9 décembre 1905), aux jurisprudences des différentes juridictions européennes et françaises et aux écrits de la doctrine juridique. Il propose une lecture du droit qui nous semble à tout le moins contestable (I.). Par ailleurs, il interroge sur le rôle du droit dans la régulation du fait religieux. Car si Laurent Bouvet participe à travers cet ouvrage au combat pour le droit, il prétend aussi s’inscrire dans une lutte qui dépasse le droit. L’affaire récente du hijab de course proposé par l’enseigne Décathlon montre que ce dépassement peut jouer contre le droit lui-même (II).
I. Misère du droit : le droit défiguré
L’ouvrage de Laurent Bouvet repose sur une thèse : la loi du 9 décembre 1905 aurait posé les principes de la conception républicaine de la laïcité, en particulier dans ses dispositions liminaires. Elle aurait été pervertie à partir des années 1980 par les juridictions françaises et européennes et des universitaires ayant pignon sur rue (à commencer par Jean Baubérot), au profit d’une lecture libérale d’inspiration anglo-saxonne. La charge est sévère puisqu’il est non seulement question d’une lecture restrictive (p. 81), d’une interprétation a minima (p. 90) et d’une modification du sens (p. 153) de la loi de 1905 mais aussi de « récits manipulateurs et normalisateurs » (p. 208). Bref, la loi de 1905 aurait subi une normalisation libérale (chapitre IV) à rebours des intentions de ses rédacteurs. Sa tare principale étant qu’elle est utilisée « pour faire accepter et reconnaître la visibilité de la présence musulmane essentiellement à travers le voile, que ce soit dans l’espace public ou dans les entreprises, suivant une logique d’accommodements raisonnables » (p. 81). Le récit du destin juridique de la laïcité proposé par Laurent Bouvet appelle plusieurs réserves. Il nous semble à la fois partial et partiel. Il l’est lorsque l’auteur s’attache à définir l’esprit et l’essence de la loi de 1905 à travers sa lettre et les intentions de ses initiateurs (A). Il l’est encore quand il s’efforce de rendre compte de l’esprit libéral, au sens anglo-saxon, des jurisprudences respectives des juridictions françaises et européennes (B).
A. Le retour sur la loi de Séparation du 9 décembre 1905
Le point de départ de l’analyse proposée par Laurent Bouvet est de remettre en cause une conception de la laïcité « qui résulte d’une lecture politique, voire idéologique, de ses fondements comme de son histoire » (p. 144). Elle aurait en particulier dévoyé le sens des deux premiers articles de la loi de 1905. Pour mémoire, son article 1er dispose que « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public » et son article 2 affirme que « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». La liberté de conscience aurait été rabattue sur la seule liberté religieuse ; le principe de séparation exprimé par les obligations de non salariat et le non-subventionnement aurait été défini à sens unique comme n’impliquant que la seule neutralité de l’Etat (p. 144 et p. 153). Laurent Bouvet entend alors rétablir le sens initial de ces dispositions. La liberté de conscience ne s’épuise pas dans la liberté religieuse mais suppose également le droit d’être laissé tranquille en matière religieuse (p. 95) ; l’article 2 implique aussi de « préserver l’Etat et la sphère publique des pressions et des intérêts religieux » (p. 153) et que l’Etat protège de l’influence des cultes (p. 161). Comme on le verra (II. B.), l’auteur est plutôt flou sur ce que recouvre cette lecture républicaine de la laïcité. Elle paraît justifier une certaine invisibilisation du fait religieux dans l’espace public au sens large (en y intégrant le lieu de travail) dès lors notamment que le port de signes religieux est analysé comme relevant d’une démarche prosélyte et revendicative (p. 81).
Afin d’attester que cette interprétation républicaine correspond au sens initial de la loi de 1905, Laurent Bouvet cite des acteurs importants de son élaboration tels Aristide Briand (p. 153) et Jean Jaurès (p. 156). Le problème est que ces citations ne disent pas ce que l’auteur leur fait dire. Lorsque, par exemple, Jaurès affirme que « la laïcité assure l’entière et nécessaire liberté de toutes les consciences, de toutes les croyances, mais qui ne fait d’aucun dogme la règle de fonctionnement de la vie sociale », il ne dit pas que cette laïcité implique que d’une manière ou d’une autre l’Etat neutralise l’expression du fait religieux dans l’espace public. Surtout, une analyse des travaux préparatoires de la loi et des écrits de ses contemporains laisse entendre que la loi de 1905 a plutôt été pensée comme un texte libéral. Ainsi, revenant sur l’article 1er, Aristide Briand relevait que « par cette disposition, la République assure la liberté de conscience c’est-à-dire la liberté de toutes les croyances, de toutes les religions » et protège « les manifestations extérieures des croyances et des religions » (A. Briand, La séparation : discussion de la loi (1904-1905), Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, 1908, p. 82.). Dans son rapport sur la future loi de 1905, il affirmait aussi que l’article 1er visait aussi à proclamer que « la République ne saurait opprimer les consciences ou gêner dans ses formes multiples l’expression extérieure des sentiments religieux » et concluait que « le libre exercice des cultes tel qu’il est prévu et garanti par le projet réalise un progrès notable dans la voie du libéralisme » (A. Briand, La loi de Séparation des églises et de l’Etat. Rapport fait un nom de la commission de la Chambre des députés, ARD Cornély, 1905, p. 265-266). Cette proclamation solennelle de la liberté de conscience visait en réalité à rassurer les catholiques et s’inscrivait dans une logique d’apaisement (en ce sens, L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, Boccard, 2e éd., 1925, T5, p. 503).
Au surplus, il peut être relevé que la Fédération nationale de la Libre pensée, gardienne sourcilleuse et « quérulente » du temple et des principes de la loi de 1905, n’en développe pas du tout la même interprétation que Laurent Bouvet. Au nom de la fidélité à son héritage laïque, cette association se montre ainsi très réservée à l’égard des restrictions aux ports de signes religieux par des particuliers dans l’espace public et au sein des entreprises (voir par ex. l’analyse de l’affaire Baby loup dans le mensuel de la Libre pensée : La Raison, nov.-déc. 2018, n°636, p. 11).
B. L’inclination libérale des juges français et européens
Laurent Bouvet stigmatise une rupture libérale dans l’interprétation de la loi de 1905 à partir des années 1980 et plus encore dans les années 2000 (p. 165). Il pointe en particulier le rôle joué par les différentes juridictions françaises et européenne dans ce processus de normalisation libérale de la laïcité. Là-encore, son analyse peine à convaincre parce qu’elle nous semble biaisée. Il en est ainsi au sujet des quatre juridictions dont l’auteur rend compte de la jurisprudence.
Le Conseil d’Etat d’abord, aurait joué un rôle-clé dans cette normalisation libérale (p. 166 et s.). L’auteur se fonde essentiellement sur son avis du 27 novembre 1989 sur le foulard islamique et sur les arrêts d’assemblée du 19 juillet 2011 qui ont précisé les modalités selon lesquelles une collectivité publique peut être amenée à prendre en charge certaines dépenses en rapport avec des équipements ou pratiques cultuelles (dont CE Ass., 19 juill. 2011, Commune de Trélazé, Rec. p. 370). L’avis marquerait son adhésion à une nouvelle orientation en ce que la liberté de conscience serait déclinée avant tout comme liberté religieuse dont le sens profond serait la tolérance à l’égard des religions (p. 168). Quant aux cinq arrêts de 2011, ils « assouplissent considérablement les modalités de financement public des cultes » (p. 171). L’interprétation de ces différentes décisions en termes de rupture libérale est en soi contestable. Jean Rivero avait en son temps résumé l’avis de 1989 dans les termes suivants : « un principe clairement posé qui confirme et enrichit la tradition libérale de la laïcité scolaire, des orientations moins précises quant aux limites qu’appelle la mise en œuvre de la liberté reconnue aux élèves » (RFDA 1990 p. 1). Les cinq arrêts de 2011 évoquent surtout une clarification du droit applicable et ont été présentés comme perpétuant la conception traditionnelle du régime de séparation (J.-F. Amédro, JCP éd. Adm. 2011, n°39-40, 2307). Dans les deux cas, il est donc plutôt question de tradition que de rupture. Ce constat peut être complété à deux égards.
En premier lieu, la tradition libérale évoquée par Jean Rivero renvoie en réalité aux principes d’interprétation mis en œuvre par le Conseil d’Etat dès l’entrée en vigueur de la loi de 1905. Le juge administratif déférait alors à l’invitation du principal inspirateur de cette loi, Aristide Briand. Il présentait l’article 1er proclamant la liberté de conscience et de culte comme un guide pour l’interprétation des dispositions de la loi : « le juge saura, grâce à l’article placé en vedette de la réforme, dans quel esprit tous les autres ont été conçus et adoptés. Toutes les fois que l’intérêt de l’ordre public ne pourra être légitimement invoqué dans le silence des textes ou le doute sur leur exacte application, c’est la solution libérale qui sera la plus conforme à la pensée du législateur » (rapport préc., p. 266). Tel a été l’esprit dans lequel le Conseil d’Etat a fait application de la loi de 1905 dès son entrée en vigueur. Beaucoup d’auteurs ont relevé que le juge administratif a développé une lecture libérale de la loi de 1905 à l’occasion des nombreux litiges qui ont émaillé les premières années d’application de la loi (pour une analyse récente : Ph. Nélidoff, « Les premières interprétations de la loi du 9 décembre 1905 par le Conseil d’État », Mélanges en l’honneur de Bernard Pacteau. Cinquante ans de contentieux publics, Mare & Martin, 2018, p. 577). Ce libéralisme assumé dès 1906 n’a pas grand-chose à voir avec le libéralisme anglo-saxon stigmatisé par l’auteur. En atteste d’ailleurs la jurisprudence du Conseil d’Etat.
En effet et en second lieu, l’analyse de la jurisprudence administrative proposée par Laurent Bouvet nous semble très sommaire. Il focalise son propos sur un avis et une série de cinq arrêts dont on a vu qu’il en malmène la signification. Il ignore l’essentiel de la jurisprudence administrative sur le fait religieux, musulman en particulier. Elle est loin d’évoquer une ouverture vers le libéralisme à l’anglo-saxonne. Elle ne l’est pas en matière d’interdiction de ports de signe religieux par les agents publics lorsque le juge en impose le respect aux agents telles les assistantes maternelles, dont l’activité se déroule à leur domicile (CAA Versailles, 23 févr. 2006, n°04VE03227). Elle ne l’est pas non plus à l’occasion de l’application de la loi du 15 mars 2004 prohibant le port de signes ou tenues religieuses quand le Conseil d’Etat analyse le port d’un bandana sur les cheveux comme une manifestation ostensible d’une appartenance religieuse au regard des circonstances de l’affaire (CE 5 déc. 2007, Ghazal, n°295671, Rec. 464). Elle ne l’est toujours pas lorsque le Conseil d’État juge que « l’administration pénitentiaire n’est pas tenue de garantir aux personnes détenues, en toute circonstance, une alimentation respectant leurs convictions religieuses (CE 25 févr. 2015, Stojanovic, n°375724). Elle ne l’est pas enfin lorsque le Conseil d’Etat estime qu’une femme n’est pas éligible à la nationalité française en raison de son défaut d’assimilation à la communauté française attesté par « une pratique radicale de sa religion, incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, et notamment avec le principe d’égalité des sexes » (CE, 27 juin 2008, Mabchour, n°286798).
Au débit du Conseil constitutionnel, Laurent Bouvet place son refus de reconnaître la valeur constitutionnelle du principe de non-subventionnement à l’inverse des autres composantes des articles 1 et 2 de la loi de 1905 (Cons. const. n°2012-297 QPC, 21 févr. 2013, APPEL, Rec. 293). Il omet de souligner que ce refus s’explique d’abord par le constat que ce principe connaît de nombreuses exceptions légales souvent anciennes. La loi de 1905 dans sa version d’origine autorisait déjà l’inscription aux budgets des personnes publiques, des « dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons » (art. 2).
L’auteur ne manque pas non plus de s’en prendre à la Cour européenne des droits de l’homme et aux normes européennes « inspirées par la vision libérale du droit que l’on trouve dans le cadre globalisé du libéralisme à l’anglo-saxonne » (p. 173). La manière dont il rend compte de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg est pour le moins contestable. Il se garde d’abord de préciser que compte tenu de la diversité de la place du fait religieux au sein des 47 Etats parties à la CEDH, la Cour laisse une importante marge de manœuvre aux Etats et pratique donc une forme de self-restraint. Cette volonté de laisser une grande liberté aux Etats explique que d’un côté la Cour n’a pas condamné une loi turque prohibant le port du foulard islamique dans les universités (CEDH [GC], 10 nov. 2005, Leyla Sahin / Turquie, n°44774/98), l’interdiction française de ports de signes religieux par les agents publics (CEDH 26 nov. 2015, Ebrahimian / France, n°64846/11) et les lois du 15 mars 2004 et du 11 octobre 2010 prohibant respectivement les portes de signes religieux ostensibles par les élèves (CEDH déc., 30 juin 2009, Aktas c/ France, n°43563/08) et le voilement intégral dans l’espace public (CEDH [GC], 1er juill. 2014, SAS / France, n°43835/11) et que d’un autre côté, sont jugées licites au regard de la Convention tant la présence de crucifix dans les salles de classe d’une école publique italienne (CEDH [GC], 18 mars 2011, Lautsi / Italie, no30814/06) que des dispositions nationales incriminant le blasphème ou le dénigrement des religions (CEDH, 25 oct. 2018, E.S / Autriche, n°38450/12). Une lecture simpliste de la démarche de la Cour pourrait donc laisser à croire selon les cas qu’elle est partisane d’une ferme laïcité ou à l’inverse qu’elle valorise surtout l’exercice de la liberté religieuse (pour un ex. récent de ce type de confusion, M. Afroukh, « Non, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas reconnu l’existence d’un délit de blasphème ! », RDLF 2018 chron. n°23). Laurent Bouvet n’évoque pas non plus la prise de position très explicite de la plus importante formation de jugement de la Cour au sujet de la Charia : « il est difficile à la fois de se déclarer respectueux de la démocratie et des droits de l’homme et de soutenir un régime fondé sur la Charia, qui se démarque nettement des valeurs de la Convention, notamment eu égard à ses règles de droit pénal et de procédure pénale, à la place qu’il réserve aux femmes dans l’ordre juridique et à son intervention dans tous les domaines de la vie privée et publique conformément aux normes religieuses » (CEDH, 13 févr. 2003, Refah Partisi, n°41340/98). L’auteur se réfère aussi dans une note de bas de page à une série d’arrêts de la Cour qui illustreraient une « tendance jurisprudentielle à favoriser la liberté religieuse des citoyens des pays européens qui ne sont pas de la religion dominante » (p. 176). Or certains de ces arrêts évoquent plutôt la protection des individus contre la promotion d’une religion par l’Etat et donc une exigence qui fait écho à la laïcité française dans ce qu’elle a de moins incertain à savoir la neutralité de l’Etat : condamnation de l’obligation d’acquitter un impôt ecclésial (CEDH, 23 oct. 1990, Darby / Suède, n°11581/85) et de l’obligation pour les élèves de l’enseignement primaire de suivre un cours sur la religion principalement axé sur le christianisme (CEDH, 28 juin 2007, Folgero / Norvège, n°15472/02). Enfin, Laurent Bouvet semble faire une confusion sur la signification du recours à la technique des obligations positives dans la jurisprudence de la Cour. Elle s’illustrerait selon lui dans l’affirmation par la Cour que la liberté religieuse comprend aussi la possibilité de manifester ses croyances et elle transformerait « de facto sinon de jure, la liberté de religion en véritable mission de la puissance publique » (p. 180). Il incombe aux Etats de prendre les mesures nécessaires pour prévenir les ingérences émanant notamment de particuliers dans l’exercice des droits proclamés dans la CEDH. Il en résulte par exemple que les autorité géorgiennes ont violé la Convention en s’abstenant de prendre les mesures pour assurer la protection de témoins de Jéhovah contre un groupe d’extrémistes chrétiens orthodoxes qui les ont agressés, humiliés et violemment frappés (CEDH, 3 mai 2007, Membres de la congrégation des témoins de Jehovah de Gldani / Georgie, n°71156/01). Il est donc simplement question d’une mission de police au sens classique du terme et sûrement pas d’une obligation de promouvoir l’exercice de la liberté religieuse par exemple en mettant en place des accommodements raisonnables.
Sur sa lancée, Laurent Bouvet évoque aussi rapidement le droit de l’Union européenne et la Cour de justice de l’Union européenne (p. 175). On peut regretter qu’il ne mentionne pas à cette occasion les arrêts rendus par la Cour de Luxembourg en 2017 qui ont rendu possible la mise en œuvre d’une politique de neutralité par les entreprises dans leurs relations avec leurs clients et qui font donc écho aux vœux de l’auteur (CJUE, 14 mars 2017, Bougnaoui et ADDH / Micropole SA, Aff. C-188/15 ; CJUE, 14 mars 2017, Achbita / G4S Secure Solutions NV, Aff. C-157/15).
Au total, le regard sur le droit proposé par Laurent Bouvet est donc très lacunaire. Il semble difficile d’invoquer les mânes des rédacteurs de la loi de 1905 au soutien de la conception républicaine de la laïcité telle qu’entendue par l’auteur. De même, le récit d’une normalisation libérale à l’anglo-saxonne de la laïcité dans les jurisprudences des juridictions françaises et européens a des assises très fragiles. Au demeurant, Laurent Bouvet ne paraît pas toujours convaincu par sa propre narration. Il affirme ainsi que « les bouleversements des décennies récentes, dont l’émergence de l’islam comme religion visible […] ont rendu caduque la grille traditionnelle de la laïcité » (p. 141). Il laisse ainsi entendre que la lecture républicaine de la laïcité qu’il promeut constitue une rupture avec les intentions des auteurs de la loi de 1905 et la jurisprudence qui s’est développée sur son fondement. On ne le démentira pas sur ce point.
II. Misère du droit : le droit impuissant
On l’aura donc compris, le propos de Laurent Bouvet n’est pas de faire un cours d’histoire du droit des religions et son ouvrage n’est pas destiné aux chercheurs et aux étudiants en droit. Il s’inscrit dans un combat mené par l’auteur en faveur d’une lecture républicaine de la laïcité afin de contrecarrer les revendications religieuses et en particulier islamistes. Ce combat mobilise une lecture du droit de la laïcité (A). Mais il s’inscrit aussi dans l’espace politique et social où cette lecture du droit produit une forme de normalisation qui se substitue en partie à la régulation juridique (B).
A. Le combat pour le droit : quel droit ?
Laurent Bouvet défend une interprétation républicaine de la laïcité qui s’inscrit, en partie du moins, en rupture avec la tradition juridique française. Son ouvrage peut être donc lu comme une revendication en faveur d’un droit nouveau et donc d’un aggiornamento du Parlement et des juges. Cette promotion de la conception républicaine de la laïcité a vocation à influencer le législateur en tant qu’il assure la régulation du fait religieux à travers la loi mais aussi les différentes juridictions dans leurs activités d’interprétation et d’application des textes supra-législatifs et législatifs. Aussi peut-il être intéressant à ce stade d’approfondir la signification juridique de cette laïcité. En réalité, elle n’est pas dénuée d’ambiguïté.
Comme il a déjà été relevé, le point de départ de son discours sur le droit sont les deux premiers articles de la loi du 9 décembre 1905. L’article 1er proclame la liberté de conscience et du culte : elle devrait être comprise comme garantissant la liberté religieuse mais aussi le droit « de toute personne privée, individuelle ou collective de se protéger de l’influence, de la pression, etc. religieuse » (p. 76) et le droit d’être laissé tranquille en matière religieuse (p. 95). L’article 2 dispose que la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte : il devrait s’entendre comme impliquant que l’Etat « protège de l’influence des cultes » (p. 161) et « de préserver l’Etat et la sphère publique des pressions et des intérêts religieux » (p. 153). La portée de cette interprétation de la loi de 1905 peut paraître incertaine mais Laurent Bouvet mobilise la cartographie des territoires de la laïcité proposée par Gwenaëlle Calvès (Territoires disputés de la laïcité, 44 questions (plus ou moins) épineuses, PUF, 2018) pour en préciser la signification (p. 216 et s.). Il distingue donc l’espace privé compris comme le for intérieur et la sphère intime, l’espace public qui renvoie aux services publics et l’espace civil qui recouvre la rue, les lieux ouverts au public mais aussi les entreprises. Dans les deux premiers lieux de cette cartographie, l’interprétation républicaine de la laïcité renvoie en substance à l’acception habituelle du principe de laïcité dans la jurisprudence française. Dans l’espace privé, « chacun est totalement libre de sa conscience et bien évidemment de son expression, comme des pratiques qui sont liées à sa croyance, etc., dans la seule limite du respect strict de ces mêmes libertés pour chacun, et bien évidemment des lois en vigueur » (p. 218). Dans l’espace public, le principe de neutralité s’impose aux collectivités publiques et à leurs agents (p. 221).
C’est donc au sujet du troisième territoire, – l’espace civil -, que s’illustre la rupture résultant de la nouvelle lecture de la laïcité proposée par Laurent Bouvet. Ses contours sont incertains et l’auteur évoque un chemin de crête étroit et difficilement praticable (p. 221). Le principe de laïcité imposerait la non-participation des responsables politiques aux activités religieuses comme des responsables religieux aux activités politiques (p. 225), l’impossibilité pour un citoyen ou un parti de se présenter à une élection politique en se réclamant d’une confession ou d’un culte (p. 226). Par ailleurs, l’espace civil doit rester un lieu où la liberté de conscience prédomine avec cette précision que cette liberté fonctionne aussi contre la religion (p. 227). Laurent Bouvet n’en dit guère plus sur ce « conflit des consciences » de telle sorte que l’on ne comprend pas bien ce qu’il implique en droit. Suppose-t-il en particulier que les personnes qui le souhaitent ne soient pas confrontées à la vue de signes ou de manifestations religieuses dans cet espace civil ? Il pourrait en être ainsi dès lors que l’auteur semble percevoir le port du voile comme une forme prosélyte ou radicalisée de l’islam (p. 81) et une revendication radicale (p. 177). Il ajoute aussi que « l’islamisme est contraire à la laïcité […] parce qu’il entraîne, en tant qu’opinion dans l’espace civil, des conséquences pratiques sur la liberté de conscience, et donc sur la liberté d’expression et sur le mode de vie de certains citoyens, ceux de confession ou de culture musulmane, au premier rang desquels les femmes » (p. 254). L’auteur approuve donc la loi du 15 mars 2004 qui prohibe les signes religieux ostentatoires dans les établissements scolaires (p. 229). De même, il estime que les entreprises doivent pouvoir se doter de règles internes, qui obligent les salariés qui y travaillent à garder leurs convictions religieuses pour eux-mêmes en échange d’une flexibilité des horaires et du temps de travail qui leur permette répondre à leurs obligations religieuses (p. 233). En revanche, il n’envisage pas la mise en place d’une prohibition du voile dans les établissements universitaires et encore moins dans les lieux publics (p. 270).
Force est de constater que le combat pour le droit mené par les tenants de cette nouvelle laïcité dont Laurent Bouvet est un acteur visible a porté des fruits. Il a influencé le législateur à travers les lois du 15 mars 2004 et du 11 octobre 2010 prohibant respectivement les portes de signes religieux ostensibles par les élèves et la dissimulation du visage dans l’espace public. Il a aussi eu un rôle dans l’évolution des jurisprudences européenne et judiciaire sur le port des signes religieux dans l’entreprise. La Chambre sociale de la Cour de cassation estime désormais que « l’employeur, investi de la mission de faire respecter au sein de la communauté de travail l’ensemble des libertés et droits fondamentaux de chaque salarié, peut prévoir dans le règlement intérieur de l’entreprise […] une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, dès lors que cette clause générale et indifférenciée n’est appliquée qu’aux salariés se trouvant en contact avec les clients » (Cass. soc., 22 nov. 2017, n°13-19855, Bull.). Mais le combat mené par Laurent Bouvet ne vise pas seulement à influencer la production et l’application du droit. Il prétend aussi conquérir les esprits pour produire une forme de normalisation qui se déploie en marge du droit. Elle en constitue même un dépassement.
B. Le combat au-delà du droit
Laurent Bouvet ne prône pas la prohibition généralisée du port de signes ou de vêtements religieux dans ce qu’il appelle l’espace civil. S’il estime que les débats récurrents sur le port du voile sont légitimes puisqu’ils n’impliquent « aucune police du vêtement » (p. 269), il précise qu’il s’agit là, « pour les républicains laïques, d’un combat politique, culturel et idéologique, et certainement pas d’une demande juridique » (p. 270). Toutefois, il n’est guère d’effort à faire pour constater que ce combat participe d’une nouvelle forme de normalisation des comportements qui se situent en marge de la régulation juridique voire contre elle.
La séquence récente sur la commercialisation d’un hijab de sport par Décathlon en est une bonne illustration. On sait qu’elle a suscité de nombreuses critiques en particulier sur les réseaux sociaux. La porte-parole des Républicains, Lydia Guirous, a ainsi reproché à l’enseigne rien moins que de se soumettre « à l’islamisme qui ne tolère les femmes que la tête couverte d’un hijab pour affirmer leur appartenance à la oumma et leur soumission aux hommes et renie donc les valeurs de notre civilisation sur l’autel du marché et du marketing communautaire » (Tweet du 24 février 2019). Laurent Bouvet n’a pas manqué de participer à la dénonciation de l’entreprise sur les réseaux sociaux. Dans un premier temps, l’entreprise a choisi de maintenir son offre en se prévalant d’un engagement sociétal et en précisant que Décathlon demeure une marque apolitique et non religieuse. Puis sous la pression, elle a renoncé à vendre son hijab de course en France. Elle a justifié cette volte-face expresse par son souci de préserver l’intégrité et la sécurité de ses personnels. Elle s’est aussi préoccupée de son image auprès de sa clientèle et ainsi de la préservation de ses parts de marché. L’entreprise a donc été la victime de la pratique du « name and shame ». Cette dernière consiste à stigmatiser une personne ou une entreprise dans l’espace public au nom d’une cause (féminisme, environnement, etc.) en jouant notamment sur la puissance démultiplicatrice et délétère des réseaux sociaux, afin par exemple qu’elle mette fin à une campagne de publicité (par ex. jugée sexiste ou raciste comme y ont été confrontées la société Heineken et la société GAP récemment), à sa participation à des activités polluantes ou encore à la commercialisation d’un produit (ex. du pull évoquant le blackface de Gucci). Cette pratique n’a rien de spécifique à la question religieuse puisqu’elle joue un rôle important en matière de lutte contre le sexisme, le racisme ou encore pour la promotion de la protection de l’environnement ou des droits sociaux. La puissance publique y recourt parfois (par ex. en matière d’égalité salariale homme-femme) et elle figure désormais au nombre des mesures que l’administration fiscale peut décider en matière de fraude fiscale depuis la loi du 23 octobre 2018 (art. 1729 A bis CGI).
En l’espèce, la campagne engagée contre Décathlon l’a été par les tenants d’une certaine conception de la laïcité et elle a conduit l’enseigne à écarter la commercialisation de ce hijab. Cette séquence, à l’instar de bien d’autres, évoque donc un dépassement du droit. En effet, rien ne semble en droit positif fonder la prohibition du port ou de la commercialisation de ce type de vêtement. Laurent Bouvet évoque bien l’existence de zones grises : « là où le législateur ne s’est pas aventuré (…), ou encore lorsque des principes concurrents sinon contradictoires sont en jeu et demandent aux juges un effort de discernement jurisprudentiel qu’il s’agisse par exemple, de la question du burkini » (p. 211-212). Il semble méconnaître un principe rappelé par le commissaire de gouvernement Corneille en son temps dans de célèbres conclusions à savoir que « toute controverse de droit public doit, pour se calquer sur les principes généraux, partir de ce point de vue que la liberté est la règle et la restriction de police, l’exception » (concl. sur CE, 10 août 1917, Baldy, Rec. p. 639). Comme s’est borné à le rappeler le Conseil d’Etat au sujet du burkini (CE, 26 août 2016, LDH, n°402742), dès lors que la réglementation n’en interdit par le port et que ce dernier ne s’analyse pas comme une atteinte à l’ordre public, le port du hijab de course est licite en droit français. Il en est de même de sa commercialisation.
Il y a donc quelque chose de troublant pour le juriste à constater que la pratique du « name and shame » produit concrètement le même effet que la mise en œuvre des règles juridiques mais en dehors d’elles et même, en l’espèce, contre elles. Elle participe donc d’une forme de normalisation des comportements et des expressions en marge de la régulation juridique. Cette normalisation ne présente pas les mêmes qualités que la régulation juridique : elle ne procède pas d’autorités légitimes sauf à considérer que la clameur publique virtuelle bénéficie d’une telle aura ; elle s’exonère des formes et des garanties du droit (délibération, droits de la défense, etc.). Cette normalisation est aussi incertaine : elle dépend avant tout de la capacité d’acteurs sociaux à médiatiser leurs causes via les réseaux sociaux en particulier, sachant que tous ne sont pas égaux à cet égard. A travers son ouvrage, Laurent Bouvet fournit donc des ressources argumentatives au soutien d’un combat qui se joue dans l’espace public. Il a cela de paradoxal que d’un côté, il prétend légitimer ses convictions laïques en les fondant sur le droit et que de l’autre, il aspire à une forme de normalisation au-delà du droit. Par le droit et contre le droit en quelque sorte…
Je félicite chaleureusement l’auteur de sa lucidité. Cette contribution est d’une importance décisive pour dénoncer l’usage ambigu que L. Bouvet fait du droit. J’ai, pour ma part, essayé, dans un esprit comparable, de dégager la manière dont l’auteur brouille les pistes et, d’une façon générale, montré la fragilité (et la dangerosité) de l’édifice argumentatif. https://www.nonfiction.fr/article-9795-un-republicanisme-identitaire.htm
« Il prétend légitimer ses convictions laïques en les fondant sur le droit » : il me semble que c’est absolument le contraire… Nous n’avons pas dû lire le même livre!
Merci pour cette analyse salvatrice, de cet écrit d’un énergumène qui cherche une raison d’exister en créant de la polémique, sous couvert d’arguments historiques et juridiques qu’il semble (comme vous le démontrez très pertinemment) bien mal maîtriser. Quel honte qu’il profite de son titre de professeur des universités pour nourrir des plates-bandes néo-populistes nauséabondes !
Vilain professeur Bouvet!! Vilain professeur néo-populiste nauséabond qui pratique la « name and shame » contre des islamistes qui eux ne le pratiquent pas du tout et sans aucune conséquence (contre Samuel Paty par exemple). Ayons confiance plutôt en des juristes au style efficace, concis, pas lénifiant comme l’auteur de cette critique pour faire heu… Rien. Ou mieux, ouvrons les yeux comme le puissant cerveau Raphaël Liogier ou sa consoeur plus timide Valentine Zuber et réalisons que « l’islamisation est un mythe ».