Le Conseil constitutionnel face à ses contradictions
Le Conseil constitutionnel face à ses contradictions
Par Séverine Nicot
Les principes constitutionnels du procès sont-ils les principes du procès constitutionnel ? Autrement dit, le Conseil constitutionnel applique-t-il des exigences similaires à celles qu’il impose aux juges ordinaires, notamment le respect du contradictoire ? À cet égard, le juge constitutionnel n’échappe pas à une certaine contradiction : si, en posant les « bases constitutionnelles » du droit processuel, il apparaît comme une source de contrariété pour les juges ordinaires, il se trouve, lui-même, contrarié dès lors qu’il est contraint d’en réceptionner les « bases conventionnelles ».
« Principe relevant du droit naturel », « principe matriciel de toute procédure », « âme du procès » ou, bien encore, « notion immanente et universelle de la conscience juridique », le contradictoire innerve l’ensemble des branches du droit. Cela signifie-t-il que ce principe directeur du procès s’applique de manière universelle, c’est-à-dire quelle que soit la nature du contentieux envisagé ? Si la contradiction, qui révèle la quintessence du procès, s’épanouit, de façon privilégiée, dans les matières civile (cf. les articles 14 à 17 du Code de procédure civile), pénale (cf. l’article préliminaire du Code de procédure pénale) et administrative (cf. l’article L. 5 du Code de justice administrative), elle semble se faire plus rare au sein du contentieux constitutionnel. Mais, avant d’en arriver à la conclusion – radicale et redoutée – que le Conseil constitutionnel se désintéresserait d’un principe qui imprègne, en profondeur, l’office des juges ordinaires et des juges européens, il paraît opportun d’analyser le contentieux constitutionnel – sous un double angle matériel et procédural – à travers le prisme du contradictoire.
Le Conseil constitutionnel, un juge contrariant ou un juge contrarié ?
Les principes constitutionnels du procès sont-ils les principes du procès constitutionnel ? En d’autres termes, le Conseil constitutionnel est-il tenu d’appliquer des exigences similaires à celles qu’il impose aux juges ordinaires ? À cet égard, le juge constitutionnel n’échappe pas à une certaine contradiction : si, en posant les « bases constitutionnelles » du droit processuel, il apparaît comme une source de contrariété pour les juridictions judiciaires et administratives, il se trouve, lui-même, contrarié dès lors qu’il est contraint d’en réceptionner les « bases conventionnelles » …
Contrariant, le Conseil constitutionnel l’est, sans conteste, quand il soumet les juridictions ordinaires à l’impératif de la contradiction. La fonction du juge constitutionnel consiste, ici, non à observer le principe du contradictoire, mais à en assurer le respect par les juges judiciaires et administratifs. Or, la reconnaissance de la valeur constitutionnelle du principe du contradictoire, considéré, le cas échéant, comme un corollaire du principe des droits de la défense (cf. la décision n° 89-268 DC du 29 décembre 1989, Loi de finances pour 1990, cons. n° 58 et la décision n° 99-416 DC du 23 juillet 1999, Loi portant création d’une couverture maladie universelle, cons. n° 42) mais comme doté, si besoin est, d’une autonomie relative vis-à-vis du droit au procès équitable (cf. la décision n° 2011-126 QPC du 13 mai 2011, Société Système U Centrale Nationale et autre [Action du ministre contre des pratiques restrictives de concurrence], cons. n° 7), illustre l’« intrusion » des règles constitutionnelles dans le droit processuel. En vérité, l’imprégnation du droit constitutionnel par les droits de l’homme amène le Conseil constitutionnel et la Cour de Strasbourg à œuvrer dans le même domaine, ce qui a pour conséquence que le procès – civil, pénal comme administratif – trouve, dorénavant, ses fondements non seulement dans le droit conventionnel mais aussi dans le droit constitutionnel.
Contrarié, le Conseil constitutionnel l’est, sans doute, quand il se voit appliquer le principe du contradictoire (cf., sur ce sujet, Verpeaux (M.), « La procédure contradictoire et le juge constitutionnel », RFDA, n° 17, 2001, n° 2, pp. 339-352 et Abadie (G.), « Principe du contradictoire et « procès constitutionnel » », Contribution au deuxième Congrès de l’ACCPUF, Libreville, 13-16 septembre 2000). Faut-il, alors, en déduire que le prétoire constitutionnel représente un lieu d’échanges, autrement dit que le procès constitutionnel offre une place à la contradiction ? Se demander dans quelle(s) mesure(s) la procédure mise en œuvre devant la juridiction constitutionnelle réalise le principe du contradictoire suppose, en vérité, de rechercher si ce principe est applicable à l’égard du Conseil constitutionnel et, dans l’affirmative, de vérifier si ce principe est appliqué par lui.
Le contradictoire, un principe applicable au procès constitutionnel ?
L’applicabilité du principe du contradictoire au procès constitutionnel est conditionnée à la fois par la nature du contentieux constitutionnel et par le champ d’intervention des règles conventionnelles du procès équitable.
Dans un premier temps, il est soutenu, volontiers, que le contradictoire, parce qu’il organise l’opposition des thèses des parties au procès, est consubstantiel à la notion de procès et appelle, par suite, la présence de parties. Or, le procès constitutionnel, dans sa forme traditionnelle – à savoir le contrôle a priori des normes –, ne réunit pas l’ensemble des éléments d’un procès « classique ». Plus précisément, le principe du contradictoire se heurte, en l’espèce, à la spécificité du contrôle de constitutionnalité « à la française », dont la dimension objective conduit à refuser aux requérants – en particulier aux parlementaires – la qualité de parties. Appréhendé comme un procès sans parties, le procès constitutionnel exclut, de ce fait, la contradiction.
Dans un second temps, les garanties de l’article 6 § 1er CEDH – parmi lesquelles figure le respect du principe du contradictoire (cf. CourEDH, 24 février 1995, McMichael c/ Royaume-Uni) – ne concernent que partiellement les attributions de la juridiction constitutionnelle. En effet, si la CourEDH place les recours directs (cf. CourEDH, 16 septembre 1996, Süssmann c/ Allemagne) et les questions préjudicielles de constitutionnalité (cf. CourEDH, 23 juin 1993, Ruiz-Mateos c/ Espagne) sous l’emprise des exigences du droit à un procès équitable, le contrôle abstrait des normes bénéficie, à l’instar du contentieux électoral, d’une « immunité conventionnelle ».
Pourtant, en transformant, d’une part, la nature du contentieux constitutionnel et en renforçant, d’autre part, l’emprise des règles conventionnelles du droit au procès équitable sur la procédure engagée devant le Conseil constitutionnel, la QPC donne une réponse dépourvue de toute ambiguïté quant à l’applicabilité du principe du contradictoire au procès constitutionnel.
Une chose est de savoir si le principe du contradictoire est applicable à l’égard du juge constitutionnel ; une autre est de se demander si le principe du contradictoire est appliqué par le juge constitutionnel …
Le contradictoire, un principe appliqué au procès constitutionnel ?
L’application du principe du contradictoire au procès constitutionnel est différenciée selon la procédure initiée devant le Conseil constitutionnel. En d’autres termes, la contradiction n’est point négligée par les juges de la rue Montpensier, ainsi que l’atteste sa prise en compte, de facto, pour le contrôle abstrait des normes et, de jure, pour le contrôle concret des normes.
En premier lieu, l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, bien que fort discrète sur le sujet, n’ignore pas complètement le principe du contradictoire, comme en témoignent ses articles 23-10 et 38. Si la contradiction est formellement évoquée lorsque le Conseil constitutionnel est saisi d’une QPC ou lorsqu’il statue en qualité de juge de l’élection des députés et des sénateurs, elle est, en revanche, absente des dispositions relatives au contrôle a priori des normes. Faut-il s’en étonner ? Rien n’est moins sûr, la chose pouvant exister sans les mots pour le dire …
La pratique démontre, de la sorte, que le Conseil constitutionnel, grâce, notamment, à la volonté de ses présidents successifs (cf., sur ce point, le témoignage de Robert Badinter), a encouragé le développement de la contradiction au moyen, entre autres, des échanges organisés entre les requérants et le secrétariat général du Gouvernement ainsi que de la publication au Journal officiel, depuis 1983, des saisines des parlementaires et, depuis 1994, des observations en défense de la loi adressées par le secrétariat général du Gouvernement (cf., sur ce sujet, Rousseau (D.), « Le procès constitutionnel », Pouvoirs, n° 137, 2011, pp. 47-48 et Drago (G.), « Quels principes directeurs pour le procès constitutionnel ? », in Justices et droit du procès : du légalisme procédural à l’humanisme processuel – Mélanges en l’honneur de Serge Guinchard, Paris, Dalloz, 2010, pp. 442-444).
Cependant, si les pratiques traduisent un principe, elles ne le proclament pas. C’est pourquoi, cette procédure empirique n’a pu qu’évoluer, et devenir plus contraignante, avec l’instauration de la QPC. D’informel dans le cadre du contrôle a priori le principe du contradictoire est donc devenu formalisé avec le contrôle a posteriori.
En second lieu, en ce qui concerne le contrôle de constitutionnalité des lois exercé sur renvoi préjudiciel, l’instance devant le Conseil constitutionnel doit répondre à l’impératif de la contradiction. Telle est la solution consacrée par les juges de Strasbourg (cf. CourEDH, 23 juin 1993, Ruiz-Mateos c/ Espagne : condamnation de l’État espagnol pour violation du principe d’égalité des armes, faute d’un échange contradictoire sur la question préjudicielle examinée par le Tribunal constitutionnel) et retenue, avec bon sens, par les pouvoirs publics français. À partir du moment où est autorisé l’accès des parties au prétoire constitutionnel, il convient, effectivement, d’assurer un exercice normal du contradictoire.
En indiquant que « Les parties sont mises à même de présenter contradictoirement leurs observations », l’article 23-10 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel inscrit la procédure relative à la QPC dans une perspective résolument contradictoire, ce que confirme, d’ailleurs, l’article 3 du Règlement intérieur du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les QPC. En pratique, une fois admises, les observations en intervention sont communiquées à l’ensemble des parties et autorités de l’État de sorte que puisse être respecté le caractère contradictoire de la procédure contentieuse. Cela étant, les modalités du contradictoire peuvent être adaptées à la spécificité du procès constitutionnel. Ainsi, compte tenu du délai imparti au Conseil constitutionnel pour se prononcer, les notifications et échanges se font, en principe, par voie électronique.
En définitive, « au jour le jour, c’est (…) une véritable « culture du contradictoire » que s’attache à développer le Conseil constitutionnel » (Debré (J.-L.), « Discours prononcé à l’occasion de la Séance de rentrée de l’École du Barreau de Paris », 3 janvier 2011).
L’application du principe du contradictoire au procès constitutionnel demeure, certes, imparfaite. Néanmoins, en favorisant l’alignement du procès constitutionnel sur un standard processuel commun, elle œuvre, indiscutablement, en faveur de la juridictionnalisation du Conseil constitutionnel. Au-delà de son rôle de vecteur de la contradiction, la QPC conduit, alors, à considérer sous un nouveau jour les liens du juge constitutionnel avec le droit conventionnel et, par-là même, à remettre en cause certaines des « singularités de la procédure » suivie devant lui (Vedel (G.), « Réflexions sur les singularités de la procédure devant le Conseil constitutionnel », in Nouveaux juges, nouveaux pouvoirs ? – Mélanges en l’honneur de Roger Perrot, Paris, Dalloz, 1995, pp. 537-556). Or, en soumettant, à l’exemple de ses homologues européens, son office aux exigences du procès équitable, le Conseil constitutionnel ne devient-il pas une juridiction constitutionnelle « comme les autres » ? Convient-il, dans ce cas, de lui conférer une dénomination conforme à sa véritable nature, à savoir celle de « Cour constitutionnelle » ? Ce qui va sans dire ne mérite pas, nécessairement, d’être dit. Une telle affirmation peut, toutefois, souffrir la contradiction …
Pour citer cet article : Séverine Nicot, « Le Conseil constitutionnel face à ses contradictions », RDLF 2011, chron. n°13 www.revuedlf.com)
Crédits photo : Perrin Langda