Le « mariage pour tous » et la Constitution : La méthode et le fond (Réponse à Alexandre Viala)
Le « mariage pour tous » et la Constitution : La méthode et le fond (Réponse à Alexandre Viala)
Par Jérôme Roux
Il est vain de chercher à disqualifier la thèse de l’inconstitutionnalité du projet de loi ouvrant le mariage civil au couples homosexuels, au motif qu’inspirée par une hostilité politique à la réforme, elle outrepasserait les limites de l’office scientifique de la doctrine. Fondée sur une confusion entre l’indispensable objectivité du juriste universitaire et une illusoire neutralité de la science du droit, cette objection peut, en effet, être aisément opposée à la thèse contraire qui, quant à elle, est manifestement mise au service de l’adoption de ce projet de loi, quitte pour cela à travestir certaines données objectives du droit positif. Sur le fond, le « mariage pour tous » pourrait, au vu de ces données, se heurter à divers obstacles constitutionnels : à l’existence plausible d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFRLR), imposant la définition hétérosexuée du mariage ; au droit de chacun à une filiation paritaire, maternelle et paternelle, qui répond bien lui aussi aux critères jurisprudentiels de définition des PFRLR ; au principe d’égalité entre les enfants, concernés au premier chef par la réforme.
Jérôme Roux est professeur de droit public à l’Université Montpellier I (Cercop)
Dans un article très récemment publié dans ces colonnes, A. VIALA s’attache à réfuter par des arguments épistémologiques et jurisprudentiels, la thèse défendue par plusieurs auteurs selon laquelle le projet de loi « ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe » contreviendrait à un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFRLR). Sa position mérite à son tour d’être discutée. Qu’il soit d’abord permis de déplorer le ton employé par A. VIALA pour porter la contradiction à des collègues, dans le cadre de ce qui devrait pourtant demeurer une controverse académique. La publication sous la forme originale d’une revue électronique, au demeurant d’excellente tenue, justifie sans doute une certaine liberté de plume pouvant aller jusqu’à manier la dérision (v. l’évocation de l’ « empressement qui prête à sourire » de P. DELVOLVE). Elle ne devrait cependant autoriser, ni l’outrance (v. la référence à la « croisade » contre le « mariage pour tous » à laquelle A.M. LE POURHIET prêterait son concours), ni surtout les attaques ad hominem visant des universitaires accusés d’être « dénués de tout scrupule déontologique » ! Formons le vœu que pareille injure qui sonne comme une sentence excommunicatrice, ne traduise pas l’avènement d’un climat d’intolérance intellectuelle tout à fait contraire à la tradition universitaire (comme elle me paraît d’ailleurs étrangère à la personnalité d’A. VIALA). Car le développement d’un tel climat finirait par justifier la curieuse pratique des interventions d’universitaires sous couvert d’anonymat dans les débats de société controversés, à laquelle une certaine L. CANDIDE a eu recours pour défendre, « à l’abri d’un pseudonyme », la thèse de l’inconstitutionnalité du « mariage pour tous ». Pour le reste, l’article d’A. VIALA m’inspire les observations suivantes où se mêlent considérations de méthode et questions de fond.
I. Des transgressions de la frontière entre science et politique
A.VIALA adresse à ceux dont il conteste les analyses, une leçon de maintien épistémologique. Il leur reproche d’avoir « transgress(é) la frontière weberienne entre le savant et le politique » en engageant une « offensive doctrinale contre le projet de loi sur le mariage pour tous, sous la bannière », le paravent même, « du savoir constitutionnel ». Par cette offensive consistant à soutenir, contre toute raison, qu’un PFRLR imposerait au législateur la définition hétérosexuée du mariage civil, les auteurs mis en cause « caressent l’espoir que le projet » en discussion échoue sur cet écueil constitutionnel supposé et « cèd(ent) » ainsi « à la tentation d’instrumentaliser le droit positif selon une inclination qui répond davantage à l’office de l’avocat qu’à celui de la science du droit ». On ne niera pas ici que l’argumentation de P. DELVOLVE ou de L. CANDIDE, entre autres, ait été conçue au service de l’opposition à l’extension du mariage civil aux couples homosexuels. Mais à qui fera-t-on croire que les opinions doctrinales sont généralement, ce qu’elles devraient être, paraît-il, c’est-à-dire absolument « pures » de toute orientation idéologique ou morale, en d’autres termes non pas seulement objectives (comme il se doit au nom de la nécessaire exigence d’honnêteté intellectuelle), mais parfaitement neutres ? A personne, pas même à A. VIALA qui admet, à son corps défendant, que l’attitude qu’il pourfend constitue une « habitude », même s’il s’empresse de soutenir, au prix d’un curieux oxymore, que celle-ci est « assez rare ». En fait, cette attitude, plus ou moins habilement camouflée selon les cas, est si peu rare, elle est en réalité inévitable, que l’auteur y cède évidemment lui-même. Sans doute prend-il soin, d’emblée, de se situer aux antipodes de la tendance qu’il dénonce à « techniciser les enjeux philosophiques pour mieux offrir à ses propres convictions éthiques le sceau de la vérité ». Sans doute se place-t-il résolument dans le camp vertueux de « ceux qui préfèrent user de leur savoir dans une perspective critique, non pas tant » (un peu quand même ?) « pour opposer une conviction se réclamant de la thèse inverse, que pour déconstruire (…) celle qui est affichée sous la bannière de la science ». Mais qui ne voit que le raisonnement par lequel A. VIALA entend réfuter la thèse d’un obstacle constitutionnel au « mariage pour tous », est largement inspiré par sa volonté d’aplanir la route vers l’adoption de cette réforme que, visiblement, il appelle de ses vœux ? Il ne s’agit évidemment pas de lui reprocher son opinion favorable à l’ouverture du mariage civil aux couples homosexuels, mais de mettre en évidence que cette position prédétermine et oriente (à son insu ?) son argumentation juridique, laquelle n’est donc pas plus nimbée de neutralité scientifique que celle dont il a entendu débusquer l’intolérable visée politico-éthique.
Cette influence idéologique dont le discours d’A. VIALA est dépendant, se révèle à plusieurs reprises lorsque il s’attache à démontrer que la définition hétérosexuée du mariage ne saurait entrer dans la catégorie des PFRLR, faute d’y correspondre, puisque les principes jusqu’ici reconnus à ce titre par la jurisprudence du Conseil constitutionnel « protègent l’individu davantage que les institutions », tandis que la norme constitutionnelle dont l’existence est alléguée par P. DELVOLVE et L. CANDIDE aurait au contraire pour seul objet la défense de l’institution du mariage civil tel qu’il a toujours été conçu, au détriment des droits de la personne. Pour soutenir cette thèse, l’auteur doit en effet consentir quelques arrangements plus ou moins subreptices avec les données objectives du droit, qui sont autant d’indices de l’imprégnation idéologique de son propos.
En premier lieu, après avoir dressé la liste des PFRLR, les plus nombreux, qui « protègent directement l’individu », l’auteur range parmi ceux qui le protègent « de façon médiate », le principe « selon lequel, à l’exception des matières réservées par nature à l’autorité judiciaire, relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative l’annulation ou la réformation des décisions prises, dans l’exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités territoriales de la République ou les organismes publics placés sous leur autorité ou leur contrôle » (CC n° n° 86-224 DC du 23 janvier 1987 § 15). Et il présente ce principe comme « cironscriv(ant) le contentieux exorbitant du droit commun afin de concilier la sauvegarde de l’intérêt général avec le respect des libertés individuelles ». Or, non seulement cette approche est infondée mais, ce qui est plus important pour le présent propos, elle est aussi et surtout orientée. Elle est d’abord infondée pour deux raisons : d’une part parce qu’elle suggère en creux qu’appelé à prendre en compte les impératifs d’intérêt général, le juge administratif serait pour cette raison un moins bon garant des droits et libertés de la personne que le juge judiciaire, ce qui reste pourtant à démontrer ; d’autre part parce qu’elle assigne à ce PFRLR la fonction de circonscrire le privilège de juridiction de l’Administration, supposé défavoriser l’administré-justiciable, afin précisément de préserver autant que faire se peut, les intérêts de ce dernier. Or, il est plus conforme à l’énoncé même de ce principe, de le comprendre comme visant à définir un noyau dur, indisponible, de la compétence de la juridiction administrative dont l’existence à côté de la juridiction judiciaire est ainsi pérennisée, indépendamment de toute considération tenant à la garantie juridictionnelle des droits. La présentation faite par A. VIALA de ce PFRLR est ensuite et surtout influencée par les visées idéologiques de l’auteur (qu’encore une fois, nul ne songerait à lui reprocher). En effet, s’il présente, à tort on vient de le voir, ce PFRLR comme un instrument normatif voué, fût-ce indirectement, au renforcement de la garantie juridictionnelle des droits, c’est parce que cette présentation biaisée lui est nécessaire pour étayer l’affirmation selon laquelle, pour être éligible à la catégorie constitutionnelle des PFRLR, un principe législatif doit nécessairement concourir, d’une façon ou d’une autre, à la promotion de ces droits, ce qui (de prime abord seulement, on va le voir) n’est pas le cas de la définition hétérosexuée du mariage civil. Sans cela, il serait contraint d’admettre que la reconnaissance du PFRLR définissant, « conformément à la conception française de la séparation des pouvoirs », la compétence exclusive de la juridiction administrative dans le but strictement institutionnel de constitutionnaliser l’existence de cette juridiction, suffit à invalider sa thèse car elle prouve que cette catégorie de normes peut comprendre des prescriptions sans rapport avec la protection des droits et libertés. Bref, pour désamorcer l’objection qui pourrait lui être ainsi faite et nuire à la cause qu’il défend, l’auteur tente habilement et discrètement de conformer le principe gênant aux présupposés de son argumentation, l’enrôlant du même coup, après l’avoir redessiné à sa main, au service de son propos. Faut-il lui faire grief de cette (vaine) tentative ? Sans doute, même si elle est de bonne guerre. En tout cas, il n’est évidemment pas fondé à faire la leçon, sur le mode du « faites, ce que je dis, pas ce que je fais », à des collègues qui, au bout du compte, avancent moins masqués que lui.
La même influence idéologique est perceptible, en second lieu, au sujet du sort qu’A. VIALA réserve à un autre PFRLR, le dernier né de la catégorie : « le principe selon lequel, tant qu’elles n’ont pas été remplacées par les dispositions de droit commun ou harmonisées avec elles, des dispositions législatives et réglementaires particulières aux départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle peuvent demeurer en vigueur » (CC n°2011-157 QPC du 05 août 2011 Société SOMODIA § 4). Certes, A. VIALA concède ici d’emblée, c’est un mérite à lui reconnaître, que ce « n’est pas un PFRLR comme les autres » puisqu’il « déroge à la tradition subjectiviste et ″droit-de-l’hommiste » de la catégorie » (à laquelle cependant, on vient de le voir, avait déjà dérogé, dans une bien moindre mesure il est vrai, le principe relatif à la compétence de la juridiction administrative). Force est en effet de constater que le benjamin des PFRLR n’est pas seulement indifférent à la promotion des droits fondamentaux dont les normes constitutionnelles de la catégorie sont le plus souvent le vecteur, mais la dessert : d’une part, parce qu’il justifie les atteintes au principe d’égalité susceptibles de résulter du maintien du droit local alsacien et mosellan, rendant ainsi radicalement inopérante l’invocation de ce principe constitutionnel cardinal à l’encontre de toute norme de ce droit local ; d’autre part parce qu’il émousse la portée des droits et libertés constitutionnels en leur imposant l’épreuve de la conciliation avec la faculté ouverte au législateur de laisser en l’état le droit local dont les règles peuvent affecter tel ou tel de ces droits. Ce PFRLR a d’ailleurs, dans les colonnes de la RDLF, essuyé pour ces raisons une critique doctrinale évidemment inspirée par l’attachement à des valeurs (v. J. ARLETTAZ, L’inégalité conciliée aux libertés : le compromis critiquable de la décision QPC sur le droit local d’Alsace-Moselle, cette revue 2011, chron. n°1), ce qui illustre une fois de plus le caractère chimérique de la prétendue neutralité scientifique dont A. VIALA se veut le parangon sans pouvoir, et pour cause, l’atteindre lui-même. Quoi qu’il en soit, si tôt cette concession faite à la thèse adverse, A. VIALA se reprend et assène que le principe relatif au droit local alsacien-mosellan, « est un principe en sursis qui ne mérite pas d’être pris en considération si l’on veut prédire le comportement du juge constitutionnel face à la loi sur le « mariage pour tous″ ». Comme c’est commode ! Que ce principe soit en sursis, on en convient aisément à condition toutefois de préciser que sa pérennité est compromise, non par un hypothétique revirement de jurisprudence qui scellerait l’abandon d’un PFRLR jugé, à la réflexion, incongru, mais par la faculté ouverte au législateur d’effacer un à un, au fil du temps, tous les particularismes du droit local alsacien et mosellan, jusqu’à priver d’objet, au bout du compte, le principe constitutionnel en question. Par contre, affirmer sans autre forme de procès qu’il « ne mérite pas d’être pris en considération » est un peu court et laisse par trop transparaître que l’intention de l’auteur est de neutraliser le principe encombrant, comme on fait taire un témoin gênant. Le lecteur est d’ailleurs conforté dans cette impression au vu de l’affirmation pour le moins surprenante, selon laquelle le PFRLR permettant le maintien du droit local alsacien-mosellan « obéit à une logique de circonstance à laquelle répond (lui)-même le principe de l’hétérosexualité du mariage ». Autant il y a lieu de souscrire sans peine au constat du caractère conjoncturel du premier de ces principes, fruit de l’histoire franco-allemande somme toute récente, autant on voit mal en quoi le second serait également « contingent » alors qu’il correspond quant à lui, sauf erreur, à une norme anthropologique immémoriale et universelle, « la plus vieille coutume de l’humanité » selon la belle formule de J. Carbonnier (Droit civil, La famille, PUF, Thémis 20ème éd. 1999 p. 368) souvent citée (v. not. X. Bréchot, La constitutionnalité du mariage pour tous en question, JCP éd. G n° 51 17 décembre 2012, doctr. 1388). Comment ne pas penser alors, que cette affirmation extravagante est simplement inspirée par la volonté, toute politique, de banaliser la définition hétérosexuée du mariage civil, retenue pour l’heure par la loi seule, afin de lui dénier la fondamentalité sans laquelle elle ne saurait être érigée en norme constitutionnelle et lui promettre le sort que le Conseil réserva en son temps à la règle dite du « double droit du sol » pour l’acquisition de la nationalité française, dont la qualité de PFRLR fut refusée parce que le législateur n’avait « conféré un caractère absolu à cette règle qu’en 1889 pour répondre notamment aux exigences de la conscription » CC 93-321 DC du 20 janvier 1993 § 18), c’est-à-dire en fait pour des raisons historiques très conjoncturelles ?
En dernier lieu, last but not least, A. VIALA prend encore des libertés avec les données du droit positif, sous l’influence de ses préférences éthico-politiques, lorsqu’il réduit le principe revendiqué par P. DELVOLVE et L. CANDIDE de la définition hétérosexuée du mariage civil, à une dimension purement « institutionnaliste, en ce qu’elle protège exclusivement l’institution maritale (sic ! il faut lire « matrimoniale ») sans égard pour l’égalité entre les individus quelle que soit leur orientation sexuelle ». On observera d’abord, en passant, que la formulation de cette assertion est discutable en tant qu’elle présente la définition hétérosexuée du mariage comme portant atteinte à l’égalité « entre individus » quelles que soient leurs inclinations sexuelles, suggérant ainsi à tort que l’homosexualité constituerait un empêchement à mariage. Il est en effet plus exact de dire qu’elle établit une différence de traitement entre couples hétérosexuels et homosexuels, en requérant la différence sexuelle entre les conjoints. Cependant, l’essentiel est ailleurs. Même imparfaitement formulée, cette assertion serait tenable, si le mariage n’avait d’incidence que sur le statut juridique des deux personnes désireuses de convoler. Mais il n’est pas nécessaire d’être un civiliste chevronné pour savoir que tel n’est pas le cas, ce qu’A. VIALA ne peut ignorer, en raison des implications du mariage civil en matière de filiation. Dès lors, le silence assourdissant dans son propos sur ces implications et donc sur le tiers intéressé qu’est l’enfant, intrigue et n’est peut-être pas fortuit. Car, dès l’instant où la réflexion prend en compte, comme le droit positif le commande, cet aspect des choses, la donne change radicalement à deux égards. D’une part, il n’est plus possible de réduire le mariage et, partant le principe invoqué de sa définition exclusivement hétérosexuée, à une dimension purement institutionnelle étrangère à toute considération relative à la garantie des droits, comme le fait pourtant A. VIALA pour exclure que ce principe puisse être constitutionnalisé en tant que PFRLR. Car le principe, dont la valeur constitutionnelle est revendiquée, de la définition hétérosexuée du mariage civil, recèle l’affirmation du droit de chaque enfant à une filiation paritaire, maternelle et paternelle, c’est-à-dire féminine et masculine comme obligent à le préciser les théories issues des gender studies et l’aberrant amendement adopté par la Commission des lois de l’Assemblée nationale (art. 4 du projet de loi modifié en discussion, Doc. AN n° 628) selon lequel, les dispositions pertinentes du code civil « s’appliquent aux parents de même sexe, lorsqu’elles font référence aux père et mère ». D’autre part, il n’est plus possible non plus d’aborder la question de l’égalité, comme le fait étonnamment A. VIALA, au sujet uniquement des couples candidats au mariage, selon qu’ils sont hétérosexuels ou non. Il faut l’envisager aussi, sauf à tronquer délibérément le débat, en ce qui concerne les enfants et soulever, dès lors, la question de savoir s’il serait conforme au principe d’égalité que certains d’entre eux aient deux pères ou deux mères au lieu d’un père et d’une mère.
II. Des potentielles inconstitutionnalités du « mariage pour tous »
Reste le fond de l’affaire que les remarques précédentes n’avaient pas pour but de résoudre : la définition hétérosexuée du mariage civil constitue-t-elle un PFRLR et, plus largement, la réforme sur le « mariage pour tous », selon la dénomination qui lui a été indûment attribuée, est-elle inconstitutionnelle ? Constamment retenue, presque par prétérition et comme une évidence, dans la législation formellement républicaine d’avant 1946, du Code Napoléon promulgué sous le consulat finissant jusqu’à la loi du 18 février 1938 sur la capacité de la femme mariée, la définition hétérosexuée du mariage civil doit encore, pour prétendre à la constitutionnalisation, se voir attribuer un caractère fondamental. Bien que les développements précédents tendent à lui reconnaître d’évidence un tel caractère, il faut bien admettre que la subjectivité du critère de la fondamentalité ménage au Conseil constitutionnel une grande marge de manœuvre qui rend aléatoire toute prévision à cet égard et incite à la prudence, d’autant que l’objet sensible et très controversé de la réforme, pourrait le conduire à se réfugier dans le self restraint. En toute hypothèse, la décision par laquelle il a rejeté une QPC naguère présentée contre les dispositions législatives réservant l’accès au mariage civil aux couples de même sexe (CC n° 2010-92 QPC du 28 janvier 2011 Mme Corinne C. et autre), ne permet de préjuger ni dans un sens ni dans l’autre de la solution qu’il adoptera à l’égard du « mariage pour tous » s’il en est saisi. Certes, en prenant acte de ce que le législateur a « estimé que la différence de situation entre les couples de même sexe et les couples composés d’un homme et d’une femme peut justifier une différence de traitement quant aux règles du droit de la famille » (décision préc. § 8), le Conseil a pu sembler laisser entendre que le Parlement pourrait, demain, adopter la position contraire, étant cependant précisé que la loi nouvelle devrait alors veiller à ne pas priver « de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel » (§ 5) dont l’identification, pour partie au moins, est justement au cœur même du débat. Mais d’une part, comme la question posée alors était seulement de savoir si la définition hétérosexuée du mariage est conforme à la Constitution et non de déterminer si elle est imposée par la Constitution, le Conseil n’avait aucune raison de trancher par anticipation ce second point en suggérant une réponse négative. D’autre part, à supposer même que cette décision ruine les espoirs des promoteurs d’un PFRLR portant définition hétérosexuée du mariage, elle laisse par contre entièrement ouverte l’hypothèse de l’existence d’un autre principe constitutionnel imposant, au profit de chaque enfant, la filiation paritaire, maternelle et paternelle, puisque l’objet de la QPC tranchée alors par le Conseil constitutionnel portait seulement sur la définition législative du mariage et non sur la filiation. La consécration éventuelle de la valeur constitutionnelle d’un tel principe de parité dans la filiation, tout aussi constamment reconnu par la législation républicaine d’avant 1946 que la définition hétérosexuée du mariage, ne saurait davantage être hypothéquée par la décision antérieure par laquelle, après avoir jugé conforme à la Constitution le principe législatif « selon lequel la faculté d’une adoption au sein du couple est réservée aux conjoints », le Conseil constitutionnel a précisé qu’il ne lui appartenait pas « de substituer son appréciation à celle du législateur sur les conséquences qu’il convient de tirer, en l’espèce, de la situation particulière des enfants élevés par deux personnes de même sexe » (CC n° 2010-39 QPC du 06 octobre 2010 Mmes Isabelle D. et Isabelle B. § 9). Cette précision signifie en effet simplement qu’il appartient au législateur seul de déterminer comment protéger l’intérêt de ces enfants déjà élevés par un couple homosexuel dont l’un des membres est le parent biologique tandis que l’autre ne peut les adopter en vertu d’une règle applicable de façon générale à tous les couples non mariés. Elle ne préjuge en rien de l’existence (ou non) d’un principe constitutionnel de parité dans la filiation, ni donc du sort constitutionnel qui serait réservé à une réforme législative ayant pour objet ou pour effet, en permettant le mariage des couples homosexuels, d’ouvrir la voie à l’adoption d’un enfant, selon le cas par le conjoint de même sexe de son parent biologique, ou par deux conjoints homosexuels.
Mais la question de l’existence de PFRLR susceptibles de brider le législateur en matière de mariage et de filiation, n’épuise pas complètement le débat relatif à la constitutionnalité de la réforme en cours. Celle-ci doit aussi être passée au crible du principe d’égalité. C’est de prime abord paradoxal, puisqu’elle se présente précisément comme l’instrument de la promotion de l’égalité, principalement entre couples hétérosexuels et homosexuels, mais aussi entre les enfants selon qu’ils sont élevés au sein des premiers, auquel cas le lien de filiation peut être établi à l’égard des deux membres de ce couple (sous réserve qu’ils soient mariés dans l’hypothèse de l’adoption conjointe ou de l’adoption individuelle par le conjoint du parent biologique de l’enfant) ou bien par les seconds, auquel cas cette double filiation n’est pour l’heure pas possible. Mais en ce qui concerne d’abord les couples, la décision précitée du Conseil constitutionnel du 28 janvier 2011 a établi que la règle réservant le mariage aux couples hétérosexuels n’était contraire ni au droit de mener une vie familiale normale, ni à la liberté du mariage, ni surtout au principe d’égalité en raison de « la différence de situation entre les couples de même sexe et les couples composés d’un homme et d’une femme », qui « peut justifier une différence de traitement quant aux règles du droit de la famille » (§ 9). Par-là d’ailleurs, cette décision prive, en droit, les promoteurs du « mariage pour tous » d’un argument décisif. Quant à l’égalité entre les enfants, il apparaît qu’en cherchant à remédier aux différences de traitement dont ils font l’objet, au regard de la filiation, selon qu’ils sont élevés par des couples hétérosexuels ou homosexuels, la réforme en cours fera naître une nouvelle différence de traitement, dont le caractère éventuellement discriminatoire doit être examiné, entre les enfants adoptés par des conjoints hétérosexuels et ceux qui, par l’effet de l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, le seraient par des conjoints homosexuels. En effet, même dans l’hypothèse où le Conseil constitutionnel ne reconnaîtrait aucun PFRLR garantissant le droit de chacun à la parité sexuelle dans sa propre filiation, cela ne le dispenserait pas de se demander si l’accès des couples homosexuels à l’adoption (sans parler de la procréation médicalement assistée, pour s’en tenir à l’objet actuel du projet de loi) ne viole pas le principe d’égalité entre les enfants au détriment de ceux dont la filiation ne serait pas paritaire, maternelle et paternelle, mais doublement paternelle ou doublement maternelle. Or, la différence de traitement qui en résulterait entre ces enfants, pourrait être considérée comme inconstitutionnelle pour trois raisons : d’abord parce qu’elle ne saurait être justifiée par une différence de situation qui concerne avant tout, non les enfants adoptables, mais les couples candidats à l’adoption ; ensuite parce qu’elle ne saurait être davantage justifiée par un motif d’intérêt général au vu du déséquilibre manifeste entre le faible nombre d’enfants adoptables et le nombre élevé de couples désireux d’adopter; enfin, parce qu’il est douteux que cette différence de traitement, à la supposer justifiée par une différence de situation ou par un motif d’intérêt général, soit « en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit » (CC n° 96-375 DC du 9 avril 1996, §8) c’est-à-dire, nonobstant la maladresse de cette formule jurisprudentielle classique, avec « l’objectif » de cette loi, pour reprendre le terme plus approprié que le Conseil a parfois employé (CC n°2001-455 DC du 12 janvier 2002 § 42), dans la mesure où cet objectif consiste, comme l’intitulé même du projet en discussion le souligne, à ouvrir principalement le mariage et de façon seulement corrélative l’adoption aux couples de même sexe. On voit par là que la sollicitude des pouvoirs publics à l’égard des personnes homosexuelles se traduit dans un dispositif susceptible de porter atteinte au droit des enfants à la parité dans la filiation et/ou au principe d’égalité entre eux. Cela résulte de la prise en compte quasi inexistante de l’intérêt de l’enfant inconsciemment perçu comme un dû, comme l’objet d’un droit, bien plus que comme un sujet de droit, ce qui, en termes constitutionnels, pourrait être considéré comme attentatoire au principe à valeur constitutionnelle de dignité de la personne humaine (CC n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994 § 2) qui est aussi au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit (CC n° 2009-593 DC du 19 novembre 2009 § 3).
En cela, le projet de loi controversé est bien à l’image de notre société « très adulto-centrée » selon la formule de J. P. Rosenczveig, président du tribunal pour enfants de Bobigny. Un projet auquel ce défenseur inlassable des droits des mineurs en tous domaines, s’est d’ailleurs déclaré pour cette raison opposé (http://www.franceinter.fr/emission-l-invite-jean-pierre-rosenczveig ).
Pour citer cet article : Jérôme Roux, »Le « mariage pour tous » et la Constitution : La méthode et le fond (Réponse à Alexandre Viala) », RDLF 2013, chron. n°6 (www.revuedlf.com)
Crédits photo : Conseil constitutionnel
Et l’adoption en solo? Légale depuis 1966?
Vous omettez de citer la partie de la QPC du 28 Janvier 2011 concernant le rôle du législateur et du Conseil constitutionnel dans le domaine de la décision du caractère sexué du mariage « il n’appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur ».