Du Palais des Droits de l’Homme au Palais Royal : chronique d’un renoncement jurisprudentiel face à l’argument de la crise migratoire
Louis Imbert, doctorant à l’Ecole de droit de Sciences Po
Dans le contexte de la « crise migratoire » déclarée en 2015, le rôle des cours suprêmes apparaît primordial. Or, du Palais des Droits de l’Homme au Palais Royal, les juges semblent de plus en plus enclins à accepter des dérogations aux droits des étrangers sur le fondement d’une situation considérée comme exceptionnelle. Préoccupante sur le plan des principes, cette évolution révèle en outre l’imaginaire des juges sur l’étranger, la communauté d’accueil et son éventuel devoir d’hospitalité.
En mars 2019, le premier vice-président de la Commission européenne Frans Timmermans a déclaré la crise migratoire terminée[1]. Quatre ans plus tôt, la « crise des migrants en Méditerranée » – présentée simultanément comme une « tragédie humaine » et comme une « pression sans précédent » – justifiait aux yeux de la Commission européenne son Agenda européen en matière de migration[2]. L’Agenda devait permettre non seulement de « réagir rapidement » à la crise mais aussi d’« élaborer la réaction de l’UE aux crises futures »[3]. Par la suite, la crise déclarée s’est répandue dans les discours médiatiques ainsi que dans les discours juridiques[4]. Presque unanimement, celle-ci a servi à justifier un nouveau durcissement des politiques migratoires, y compris à plus long terme[5]. L’irruption de la rhétorique de la crise s’est par exemple manifestée dans l’exposé des motifs de la proposition de règlement portant réforme de l’agence Frontex[6], ou encore dans l’exposé des motifs du projet de loi « asile et immigration » du gouvernement français[7]. Par ailleurs, d’une manière analogue à ce qui se produit en matière de lutte contre le terrorisme[8], des mécanismes initialement exceptionnels et temporaires intègrent progressivement le droit commun[9]. Mais l’argument de la crise migratoire ne s’est pas cantonné aux branches exécutive et législative du pouvoir. Il a également infiltré la sphère judiciaire, où on peut légitimement craindre une érosion de la protection jurisprudentielle des droits fondamentaux des étrangers, sous couvert d’une situation considérée comme exceptionnelle.
Cette crainte est d’autant plus fondée qu’un examen minutieux de la jurisprudence de plusieurs cours suprêmes nous amènera à constater que l’argument de la crise migratoire n’est en réalité pas nouveau et qu’il a déjà intégré à certains égards le raisonnement de certaines juridictions. De même, il convient d’observer que ce n’est ni le seul moment de l’histoire ni la seule région du monde où des crispations vis-à-vis des étrangers surviennent autour de l’idée d’une « submersion », perçue comme soudaine et menaçante. De telles anxiétés ont pu s’exprimer dans diverses sociétés et à différentes époques[10], notamment à travers les notions de « pression » ou de « vague migratoire », d’« afflux massif » ou encore, dans une version plus extrême, d’« invasion », de « ruée vers l’Europe »[11] ou même de « grand remplacement »[12]. Le droit peut se montrer réceptif à ces perceptions, souvent implicitement, plus rarement explicitement. Les Etats-Unis constituent à cet égard un véritable cas d’école. Il y a cent trente ans, dans un arrêt qui continue à fonder la doctrine constitutionnelle du « pouvoir plénier » en matière d’immigration[13], la Cour suprême déplorait une « agression » d’étrangers (en l’espèce chinois) décrits comme de « vastes hordes de gens nous envahissant », d’une « race différente », « qui ne s’assimilent pas chez nous »[14]. Depuis le milieu des années 2010, la « crise des réfugiés centraméricains », déclarée sous la présidence de Barack Obama, est devenue, elle aussi, un motif exacerbé de fermeture des frontières et de restriction des droits, y compris pour les demandeurs d’asile et les mineurs isolés[15]. Sous la présidence de Donald Trump, la rhétorique de la crise s’est intensifiée pour justifier explicitement deux mesures controversées : d’une part, deux proclamations présidentielles successives qui, accompagnées de nouvelles dispositions réglementaires, barrent l’accès à la procédure d’asile aux étrangers entrés aux Etats-Unis depuis le Mexique en dehors des points d’entrée légaux[16] ; d’autre part, la déclaration d’un état d’urgence à la frontière avec le Mexique, permettant de débloquer des fonds militaires astronomiques pour la construction d’une portion de mur[17]. Paradoxalement, le mur en perpétuelle construction depuis les années 1990 matérialise la menace fantasmée, tout en mettant lui-même en spectacle la frontière blindée comme réponse à la crise imaginée[18]. Cette analyse n’est pas réservée au contexte étatsunien : il est permis de penser que les frontières et les politiques migratoires européennes se sont elles aussi développées en réaction à des situations imaginées, construites et générées, au moins en partie par le droit, comme des crises requérant une action urgente[19]. A cet égard, les exemples sont légion et pourraient être multipliés à l’envi, qu’il s’agisse d’évoquer les cas italien[20], espagnol[21], grec[22], maltais[23], slovène[24] ou hongrois[25], ou encore, en dehors de l’Europe, les contextes argentin[26], costaricien[27] ou australien[28].
Cependant, si l’on revient à la situation migratoire en Europe depuis 2015, on peut s’interroger sur l’idée communément admise d’une crise migratoire[29]. D’une part, certains ont préféré mettre en avant d’autres crises, qu’il s’agisse d’une « crise de l’accueil »[30], d’une « crise des politiques de l’asile »[31], d’une « crise de l’espace Schengen »[32], d’une « crise des valeurs »[33], d’une « crise de la pauvreté »[34] ou encore d’une « crise raciale »[35]. D’autre part, il est possible de nuancer l’ampleur de la crise migratoire, sans cesse présentée comme inédite et massive. Certes, le pic d’un million de nouveaux arrivants atteint en 2015 représente un nombre important en termes absolus et une augmentation notable par rapport aux années précédentes. Néanmoins, si l’on rapporte ce chiffre à la population de l’Union européenne la même année (environ 500 millions d’habitants), c’est l’équivalent de 0,2 % de la population déjà présente en Europe qu’on a désigné partout comme une « vague migratoire sans précédent ». A titre de comparaison, deux exemples permettent de mettre la situation européenne en perspective. En Colombie, ce sont plus d’un million de Vénézuéliens qui sont récemment arrivés sur le territoire, soit environ 2% de la population en 2018[36]. Au Liban, la population réfugiée syrienne, également d’environ un million, représente plus de 20% de la population résidente avant l’installation de ces nouveaux arrivants[37]. Sans clore le débat complexe autour des chiffres, ces observations incitent le lecteur à garder en tête les usages stratégiques de la notion de crise migratoire, souvent mobilisée en fonction d’intérêts bien situés. On peut également s’interroger sur le caractère supposément soudain et imprévisible de la crise déclarée en Europe, au regard des avertissements précoces du Haut-Commissariat pour les Réfugiés des Nations Unies (HCR) concernant la détérioration de la situation humanitaire en Syrie en 2012-2013[38].
En tout état de cause, quelle que soit la qualification finalement retenue pour caractériser la situation migratoire en Europe depuis 2015, il ne fait aucun doute que le discours juridique incorpore aujourd’hui l’idée d’une crise, y compris au sein de la jurisprudence des cours suprêmes en matière de droits fondamentaux. C’est donc moins l’idée d’une Europe en crise que celle d’une Europe qui se dit en crise qui nous occupera ici. Plus particulièrement, nous chercherons à comprendre comment un tel discours de crise, de plus en plus présent, est susceptible de menacer la protection des droits fondamentaux, une composante reconnue du système de l’Etat de droit[39]. Si des analyses se sont déjà penchées sur la « jurisprudence de crise » en Europe dans le contexte de la crise économique et financière[40], il nous semble que les tendances jurisprudentielles en réaction à la « crise migratoire » n’ont pas été étudiées de manière aussi systématique. Or, dernièrement, l’invocation explicite ou implicite d’arguments liés à une crise migratoire est apparue particulièrement prégnante devant au moins trois juridictions : la Cour européenne des droits de l’homme, le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat. Il s’agira ainsi de déterminer dans quelle mesure ces juridictions prennent en compte l’argument de la crise pour admettre des dérogations ou des limites aux droits fondamentaux des personnes étrangères. Nous adopterons une acception large de l’argument, qui désignera, pour les besoins de notre étude, toute référence à une situation migratoire présentée comme exceptionnelle, se caractérisant apparemment par sa dimension soudaine et imprévisible et/ou par un nombre d’arrivées jugé excessif sur le territoire d’accueil. Ainsi, nous ne nous limiterons pas aux références explicites à l’expression « crise migratoire », afin de mieux englober la myriade de synonymes comme « pression migratoire », « afflux massif », « saturation » ou encore « situation particulière ».
Sans doute apparaîtra-t-il surprenant à certains lecteurs, optimistes sur le rôle protecteur de la Cour européenne des droits de l’homme, que notre parcours, qui s’efforcera de suivre à la trace l’argument de la crise, commence au Palais des Droits de l’Homme. Toutefois, au risque de miner l’optimisme de nos lecteurs, l’argument de la crise chemine à Strasbourg depuis plusieurs décennies et il semble avoir pris une ampleur nouvelle au cours des années 2010 (I). Quant au Palais Royal, qu’on se trouve du côté de la rue de Montpensier ou de la rue Saint-Honoré, l’argument de la crise y a également gagné les esprits, justifiant une certaine bienveillance vis-à-vis des excès répressifs du législateur et de l’administration à l’égard des étrangers (II). D’un palais à l’autre, de Strasbourg à Paris, c’est donc un véritable renoncement jurisprudentiel auquel on assiste face à l’argument de la crise migratoire.
I – La crise migratoire au Palais des Droits de l’Homme
A Strasbourg, on peut dire que l’argument de la crise, sous des formes plus ou moins implicites, est présent depuis aussi longtemps qu’il existe une protection conventionnelle des étrangers. Les premières fissures sont ainsi apparues très tôt dans la jurisprudence de la Cour sur les politiques migratoires des Etats parties, jusqu’à ce que l’argument de la crise joue un rôle indéniable dans la mise en place de principes jurisprudentiels restrictifs en 2008 (A). A partir des années 2010, de nouvelles brèches s’ouvrent dans la jurisprudence, entre rejet explicite et acceptation implicite de l’argument de la crise (B).
A – Premières fissures dans la protection conventionnelle
Si l’argument de la crise migratoire n’apparaît pas explicitement durant les deux premières décennies de la jurisprudence de la Cour en matière d’immigration, certains éléments peuvent néanmoins être considérés comme les germes d’une acceptation future de ce type de raisonnement, ou tout du moins d’une ambigüité constante de la Cour sur la question. On perçoit ainsi la présence implicite de l’argument dès l’origine (1), avant que celui-ci ne joue un rôle déterminant en 2008 (2).
1 – La présence implicite de l’argument dès l’origine
Il convient de se pencher d’abord sur le premier arrêt de la Cour en matière d’immigration[41]. En mai 1985, dans l’affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, la Cour souligne pour la première fois que « d’après un principe de droit international bien établi les États ont le droit, sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, de contrôler l’entrée des non-nationaux sur leur sol » (§67). Elle reprend l’avis de la Commission selon lequel « si le droit, pour un étranger, d’entrer ou demeurer dans un pays n’est pas garanti en soi par la Convention, le contrôle de l’immigration doit néanmoins s’exercer d’une manière compatible avec les exigences de celle-ci » (§59). Par conséquent, la Cour entreprend l’examen des violations alléguées, dont la discrimination à raison du sexe, de la race et de la naissance dans les règles migratoires britanniques. Ne retenant finalement que la discrimination à raison du sexe, la Cour ne remet cependant pas en cause en tant que tels les objectifs du gouvernement britannique, à savoir le « besoin de protéger le marché national du travail à une époque de fort chômage » et « la nécessité d’endiguer le flot des immigrants à l’époque » (§85). L’idée d’un nombre excessif d’étrangers et de leur effet délétère sur l’économie semble donc acceptée dans cette première décision de la Cour concernant les politiques migratoires des Etats parties.
En octobre 1991, dans l’affaire Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, la Cour était amenée à examiner le cas de demandeurs d’asile tamouls renvoyés vers le Sri Lanka, où ils craignaient une situation de violence généralisée[42]. Le gouvernement invoquait l’argument d’arrivées beaucoup plus importantes dans l’hypothèse où la Cour reconnaîtrait une violation de l’article 3 : « D’après le Gouvernement, il faut, pour déterminer si la responsabilité d’un État se trouve réellement engagée dans un cas donné, mettre en balance les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la protection des droits fondamentaux. Un constat de violation de l’article 3 en l’espèce aboutirait à conférer à toutes les autres personnes placées dans une situation analogue, c’est-à-dire exposées à des risques non individualisés liés à des troubles dans leur État d’origine, le droit à ne pas être refoulées ; on autoriserait de la sorte l’entrée d’une population potentiellement très nombreuse, avec les graves conséquences économiques et sociales qui en découleraient. » (§105) Si la Cour n’a pas répondu explicitement à l’argument, on peut se demander avec la professeure Marie-Bénédicte Dembour si la crainte d’arrivées importantes liée à une jurisprudence davantage protectrice n’a pas joué un rôle dans le constat de non-violation par Cour[43].
Enfin, pour terminer notre bref parcours dans la jurisprudence des deux premières décennies, en juin 1996, dans l’affaire Amuur c. France, la Cour était amenée à trancher un litige concernant l’enfermement de demandeurs d’asile dans la zone de transit de l’aéroport de Paris-Orly[44]. Si la Cour a condamné la France pour une privation de liberté dépourvue de base légale, elle a tout de même choisi d’affirmer, à l’occasion de son raisonnement, « que de nombreux Etats membres du Conseil de l’Europe sont confrontés depuis plusieurs années à un flux croissant de demandeurs d’asile », tout en se disant « consciente des difficultés liées à l’accueil de ces derniers dans la plupart des grands aéroports européens et au traitement de leurs demandes ». Elle a ensuite réitéré que « les Etats contractants ont le droit indéniable de contrôler souverainement l’entrée et le séjour des étrangers sur leur territoire » tout en « soulign[ant] cependant que ce droit doit s’exercer en conformité avec les dispositions de la Convention, dont l’article 5 » (§41). Dans cette affaire, la Cour a accepté le « maintien » des demandeurs d’asile à la frontière (en « zone de transit »), pendant l’examen de leur demande d’admission sur le territoire. Elle a estimé qu’il s’agissait d’une restriction à la liberté qui, « assortie de garanties adéquates pour les personnes qui en font l’objet, […] n’est acceptable que pour permettre aux Etats de combattre l’immigration clandestine tout en respectant leurs engagements internationaux ». Elle a évoqué à cet égard « le souci légitime des Etats de déjouer les tentatives de plus en plus fréquentes de contourner les restrictions à l’immigration », tout en précisant que celui-ci « ne doit pas priver les demandeurs d’asile de la protection accordée par ces conventions » (§43). L’argument de la crise, présent dans ces différentes affirmations, n’a finalement pas empêché la condamnation de l’Etat français. Toutefois, la présence réitérée de l’argument depuis 1985 pouvait laisser présager son rôle croissant, qui se manifestera une décennie plus tard.
2 – Le rôle croissant de l’argument par la suite
En 2008, l’argument a pris une importance particulière, dans deux arrêts séparés de quelques mois seulement. Dans l’affaire Saadi c. Royaume-Uni, tranchée en janvier 2008, la Grande Chambre a franchi une nouvelle étape en prenant explicitement en compte dans son raisonnement l’idée que des arrivées importantes d’étrangers pouvaient justifier une conception restrictive de la protection conventionnelle dont peuvent se prévaloir les étrangers[45]. En l’espèce, la Cour devait déterminer pour la première fois si la détention prévue par l’article 5 §1 f) de la Convention pour « empêcher [une personne] de pénétrer irrégulièrement dans le territoire » était permise à l’égard des demandeurs d’asile à la frontière. En effet, l’arrêt Amuur c. France ne s’était pas penché de manière précise sur l’interprétation de ces dispositions. Sur le plan des principes, rappelant le « droit indéniable [des Etats] de contrôler souverainement l’entrée et le séjour des étrangers sur leur territoire », la Grande Chambre a estimé que « la faculté pour les Etats de placer en détention des candidats à l’immigration ayant sollicité – par le biais d’une demande d’asile ou non – l’autorisation d’entrer dans le pays est un corollaire indispensable de ce droit » (§64). Elle a ainsi rejeté l’argument selon lequel une personne sollicitant l’asile auprès des autorités devrait être considérée comme cherchant à pénétrer « régulièrement » dans le pays.
Pour renforcer son argumentaire, la Cour a souligné que « lire [l’article 5 §1 f)] comme autorisant uniquement la détention d’une personne dont il est établi qu’elle tente de se soustraire aux restrictions à l’entrée reviendrait à interpréter de manière trop étroite les termes de la disposition ainsi que le pouvoir de l’Etat d’exercer l’indéniable droit de contrôle évoqué plus haut » (§65). Mais surtout, au moment d’appliquer son raisonnement au cas d’espèce, la Cour a décidé de prendre en compte les « sérieux problèmes administratifs auxquels était confronté le Royaume-Uni à l’époque pertinente, où le nombre de demandeurs d’asile connaissait une augmentation vertigineuse ». Elle a ainsi considéré que la détention du requérant pendant sept jours n’était pas constitutive d’une violation de l’article 5. Elle a en outre précisé qu’« il faut garder à l’esprit que la mise en place d’un système devant permettre aux autorités de statuer plus efficacement sur un nombre élevé de demandes d’asile a rendu inutile le recours plus large et plus étendu aux pouvoirs de mise en détention » (§80). On constate donc l’importance, dans cette affaire, de l’argument de la crise qui, combiné au « droit souverain » de contrôler l’immigration, a justifié une interprétation extensive des motifs de détention permis par la Convention. Le même argument jouera un rôle tout aussi important quelques mois plus tard.
En mai 2008, dans l’affaire N. c. Royaume-Uni, la Grande Chambre s’est penchée sur le cas d’une femme ougandaise atteinte du VIH, qui arguait de ce qu’un renvoi vers son pays d’origine l’exposerait à des traitements contraires à l’article 3 et à une mort prématurée, faute d’accès à un traitement médical adéquat dans son pays[46]. La Cour devait décider de maintenir ou non sa jurisprudence très restrictive en matière d’expulsion des étrangers gravement malades, qui jusqu’alors ne protégeait les individus que dans des « cas très exceptionnels »[47]. Or, pour refuser une solution davantage protectrice, la Cour a invoqué, en substance, le risque de voir arriver de très nombreux patients en quête de traitement : « Les progrès de la médecine et les différences socioéconomiques entre les pays font que le niveau de traitement disponible dans l’Etat contractant et celui existant dans le pays d’origine peuvent varier considérablement. Si la Cour, compte tenu de l’importance fondamentale que revêt l’article 3 dans le système de la Convention, doit continuer de se ménager une certaine souplesse afin d’empêcher l’expulsion dans des cas très exceptionnels, l’article 3 ne fait pas obligation à l’Etat contractant de pallier lesdites disparités en fournissant des soins de santé gratuits et illimités à tous les étrangers dépourvus du droit de demeurer sur son territoire. Conclure le contraire ferait peser une charge trop lourde sur les Etats contractants. » (§44).
Ainsi que l’a souligné l’opinion dissidente commune aux juges Tulkens, Bonello et Spielman, ces affirmations traduisent « l’acceptation implicite par la majorité de l’allégation selon laquelle un constat de violation de l’article 3 en l’espèce ouvrirait les vannes de l’immigration médicale et risquerait de faire de l’Europe ‘l’infirmerie’ du monde ». Or, selon les juges minoritaires, « il suffi[sait] de jeter un coup d’œil aux statistiques relatives à l’article 39 du règlement de la Cour applicables au Royaume-Uni et de comparer le nombre total de demandes d’application de cet article, le nombre de refus et le nombre de demandes acceptées avec le nombre d’affaires de VIH pour comprendre que l’argument de ‘l’ouverture des vannes’ est totalement erroné » (§8). Malgré cette mise au point factuelle, des opinions dissidentes dans d’autres affaires ainsi qu’une critique académique parfois virulente[48], il aura fallu plus de huit ans pour que la Grande Chambre abandonne cette jurisprudence aux effets mortifères[49], dans son arrêt Paposhvili c. Belgique en décembre 2016[50].
En 2008, la Grande Chambre s’est donc appuyée à deux reprises sur l’idée d’une crise, actuelle ou anticipée, pour consacrer des principes jurisprudentiels restrictifs. Néanmoins, un autre arrêt rendu en novembre de la même année montre une certaine indifférence à l’argument. Dans l’affaire Rashed c. République tchèque[51], la Cour s’est en effet contentée d’ignorer l’argument du gouvernement défendeur selon lequel la création d’un centre de détention ad hoc, dans lequel avait été détenu le requérant, pouvait être justifiée par « le nombre croissant de ressortissants égyptiens qui affluaient en République tchèque depuis mai 2006 et qui ne pouvaient plus être placés dans le centre d’accueil de l’aéroport, dont la capacité maximum avait été atteinte » (§9). Le gouvernement affirmait que « le placement du requérant dans l’établissement détaché de Velké Přílepy était conforme à la loi, étant donné qu’il n’était plus possible, du fait d’un afflux massif des demandeurs d’asile, de garantir le respect de la dignité humaine dans le centre d’accueil situé dans la zone de transit de l’aéroport de Prague » (§61). Toutefois, la Cour, sans répondre explicitement à l’argument de l’afflux massif, a conclu à la violation de l’article 5 §1, notamment du fait que la détention des demandeurs d’asile dans une extension du centre d’accueil n’était pas explicitement prévue par la loi (§75-76). De cette ignorance de l’argument de la crise, la Cour passerait en 2011 à son rejet explicite dans une série d’affaires, avant qu’il ne refasse néanmoins surface implicitement dans d’autres arrêts, ouvrant alors de nouvelles brèches dans la protection conventionnelle.
B – Brèches ultérieures dans la protection conventionnelle
A partir de 2011, la Cour a entrepris de répondre explicitement aux arguments de plus en plus fréquents des Etats parties tirés de leurs difficultés liées à ce qu’ils conçoivent comme des crises migratoires. Dans une première série d’affaires, entre 2011 et 2017, la Cour a exprimé son rejet très explicite de l’argument de la crise, même lorsqu’elle reconnaissait l’existence d’une telle crise (1). Néanmoins, dans deux autres séries d’affaires, à partir de 2012 et 2016, la Cour a semblé accepter implicitement l’argument de la crise, ouvrant ainsi de nouvelles brèches dans la protection conventionnelle des étrangers (2).
1 – Le rejet explicite de l’argument
En janvier 2011, dans son arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce, la Grande Chambre s’est penchée sur le transfert Dublin d’un demandeur d’asile de la Belgique vers la Grèce, notamment sur les mauvais traitements que le requérant affirmait avoir subi à son arrivée en Grèce de fait de sa détention dans un centre attenant à l’aéroport international d’Athènes[52]. Dans son examen de la violation alléguée de l’article 3 par la Grèce, la Cour a d’abord réitéré sur le plan des principes sa position adoptée dans l’affaire Amuur c. France : « Le souci légitime des Etats de déjouer les tentatives de plus en plus fréquentes de contourner les restrictions à l’immigration ne doit pas priver les demandeurs d’asile de la protection accordée » par la Convention de Genève de 1951 et la Convention européenne des droits de l’homme (§216). Dans l’application des principes au cas d’espèce, la Cour a commencé par reconnaître l’existence d’une crise migratoire : « La Cour note tout d’abord que les Etats situés aux frontières extérieures de l’Union européenne rencontrent actuellement des difficultés considérables pour faire face à un flux croissant de migrants et de demandeurs d’asile. Cette situation est accentuée par les transferts de candidats à l’asile par des autres Etats membres en application du règlement Dublin […]. La Cour ne saurait sous-estimer le poids et la pression que cette situation fait peser sur les pays concernés, d’autant plus lourds qu’elle s’inscrit dans un contexte de crise économique. Elle est en particulier consciente des difficultés engendrées par l’accueil des migrants et demandeurs d’asile lors de leur arrivée dans les grands aéroports internationaux ainsi que par la disproportion du nombre de demandeurs d’asile par rapport aux capacités de certains de ces Etats. » (§223). On retrouve là encore dans cette dernière phrase, presque mot pour mot, les propos de la Cour dans l’affaire Amuur c. France. En parallèle, l’opinion concordante du juge Rozakis soulignait que les difficultés observées par la Cour touchent particulièrement la Grèce, où « le phénomène migratoire a pris une ampleur réellement dramatique depuis quelques années ». Néanmoins, la Cour – y compris le juge Rozakis – a refusé de « tenir compte de ces circonstances difficiles », qui, « vu le caractère absolu de l’article 3 », « ne saurai[ent] exonérer l’Etat de ses obligations au regard de cette disposition » (§223)[53].
Cette nouvelle jurisprudence rejetant explicitement l’argument de la crise migratoire a ensuite été confirmée par l’arrêt Hirsi Jamaa et autres c. Italie en février 2012[54], toujours sur le plan de l’article 3. La Grande Chambre a simplement ajouté ici qu’elle était « consciente des difficultés liées au phénomène des migrations maritimes, impliquant pour les Etats des complications supplémentaires dans le contrôle des frontières du sud de l’Europe » (§122). Sur le plan de l’article 1, tout en reconnaissant « le droit dont disposent les Etats d’établir souverainement leurs politiques d’immigration », la Cour a souligné que « les difficultés dans la gestion des flux migratoires ne peuvent justifier le recours, de la part des Etats, à des pratiques qui seraient incompatibles avec leurs obligations conventionnelles ». Elle a évoqué à cet égard l’impératif d’interpréter la Convention selon le principe de la bonne foi, l’objet et le but du traité ainsi que la règle de l’effet utile (§179). Cette précision a permis à la Cour de conclure que « les éloignements d’étrangers effectués dans le cadre d’interceptions en haute mer par les autorités d’un Etat dans l’exercice de leurs prérogatives de puissance publique, et qui ont pour effet d’empêcher les migrants de rejoindre les frontières de l’Etat, voire de les refouler vers un autre Etat, constituent un exercice de leur juridiction au sens de l’article 1 de la Convention, qui engage la responsabilité de l’Etat en question sur le terrain de l’article 4 du Protocole n° 4 » (§180).
En décembre 2012, dans son arrêt De Souza Ribeiro c. France, la Grande Chambre a ensuite examiné le régime dérogatoire du droit des étrangers français en Guyane, en particulier le recours non suspensif contre l’arrêté préfectoral de reconduite à la frontière[55]. La Cour devait se prononcer sur la violation alléguée de l’article 13 combiné à l’article 8 de la Convention. Le gouvernement français invoquait de son côté la marge d’appréciation conférée aux Etats pour respecter les obligations tirées de l’article 13. Il se prévalait « des contraintes particulières en matière d’immigration illégale ». Selon lui, l’immigration irrégulière, « tout comme les réseaux criminels qui la favorisent, est encouragée par la topographie particulière de la Guyane, qui rend les frontières perméables et impossibles à contrôler efficacement ». Le gouvernement s’appuyait également sur l’idée que « compte tenu du nombre important d’arrêtés de reconduite à la frontière pris par le préfet de Guyane, instituer un recours suspensif pourrait entraîner un engorgement accru des juridictions et entraîner des conséquences contraires à la bonne administration de la justice ». Il mettait enfin en avant « la nécessité de maintenir une situation équilibrée dans ce département » et « les relations bilatérales étroites que la France entretient avec les pays limitrophes de la Guyane » (§58).
La Cour a néanmoins refusé ces arguments, en particulier ceux relatifs à la « forte pression migratoire subie par ce département-région d’outre-mer ». Elle a d’abord affirmé être « consciente de la nécessité pour les Etats de lutter contre l’immigration clandestine et de disposer des moyens nécessaires pour faire face à de tels phénomènes, tout en organisant les voies de recours internes de façon à tenir compte des contraintes et situations nationales ». Néanmoins, elle a considéré que « si les Etats jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur impose l’article 13 de la Convention, celle-ci ne saurait permettre, comme cela a été le cas dans la présente espèce, de dénier au requérant la possibilité de disposer en pratique des garanties procédurales minimales adéquates visant à le protéger contre une décision d’éloignement arbitraire » (§97). Elle a par ailleurs précisé que le gouvernement ne pouvait pas se prévaloir du « risque d’engorgement des juridictions pouvant entraîner des conséquences contraires à la bonne administration de la justice en Guyane ». En effet, il incombe précisément aux Etats parties d’« organiser leurs juridictions de manière à leur permettre de répondre aux exigences de [l’article 13] » (§98).
Dans une opinion concordante à laquelle s’est rallié le juge Vucinic, le juge Pinto de Albuquerque a tenu à insister lourdement sur le rejet de l’argument de la crise : « La situation géographique particulière de la Guyane ne justifie pas ce système de pouvoir discrétionnaire laissé aux autorités administratives et à la police. L’Etat défendeur a réitéré l’argument formulé par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2003-467 du 13 mars 2003, qui mentionne la situation particulière et les difficultés durables du département de la Guyane. […] Cet argument, irrecevable par principe, est également inadmissible du strict point de vue du régime spécifique applicable aux situations de troubles de l’ordre public ou de danger public exceptionnels envisagés à l’article 15 de la Convention. Le gouvernement défendeur n’a pas appliqué l’article 15 à la Guyane. En fait, il n’a pas laissé entendre que la situation en Guyane était exceptionnelle au point que l’article 15 trouvait à s’appliquer. Toutefois, si le gouvernement défendeur veut déroger sur une partie de son territoire aux principes se dégageant de la Convention en raison d’une situation exceptionnelle qui y prévaut, la seule solution est l’application de l’article 15. Autrement dit, si le gouvernement défendeur veut s’écarter du principe de l’octroi d’un recours suspensif contre l’éloignement de migrants sur le territoire guyanais, il doit satisfaire aux strictes exigences de l’article 15 et justifier le caractère exceptionnel des mesures prises au titre de cet article. Or il ne l’a pas fait à ce jour. En résumé, les Etats ne devraient pas avoir carte blanche pour ‘soustraire’ une partie de leur territoire aux obligations internationales qui leur incombent en vertu de la Convention. Si la Cour acceptait une telle situation, elle se placerait en porte-à-faux non seulement avec sa propre jurisprudence mais également avec les normes actuelles du droit international relatif aux droits de l’homme et du droit international de la migration, créant un trou noir juridique sur un territoire où la Convention devrait être pleinement appliquée, mais ne l’est pas. ».
En octobre 2014, dans l’affaire Sharifi et autres c. Italie et Grèce[56], la Cour a réitéré clairement les affirmations effectuées dans Hirsi Jamaa et autres c. Italie ainsi que dans M.S.S. c. Belgique et Grèce[57]. D’une part, elle a refusé l’argument de la crise dans l’examen de la violation alléguée de l’article 4 du protocole n°4, concernant les expulsions collectives que les requérants affirmaient avoir subies depuis l’Italie vers la Grèce : « Sans remettre en cause ni le droit dont disposent les États d’établir souverainement leur politique en matière d’immigration, éventuellement dans le cadre de la coopération bilatérale, ni les obligations découlant de leur appartenance à l’Union européenne, la Cour entend souligner que les difficultés qu’ils peuvent rencontrer dans la gestion des flux migratoires ou dans l’accueil des demandeurs d’asile ne sauraient justifier le recours à des pratiques incompatibles avec la Convention ou ses Protocoles » (§224). Pour mieux comprendre la réponse de la Cour, il est sans doute utile d’observer que le gouvernement italien, faisant preuve d’une certaine mauvaise foi, se prévalait de l’inapplicabilité de l’article 4 du protocole n° 4 aux refoulements et aux refus d’admission sur le territoire des Etats parties. Ironiquement, il considérait que la disposition en question ne servait qu’à « conjurer l’horreur historique des pogroms ». Il arguait de ce qu’« une interprétation contraire […] contraindrait lesdits Etats à devoir subir des invasions massives d’immigrants irréguliers » (§193). La Cour ne fut pas de cet avis. Elle refusa également l’argument de la crise dans l’examen de la violation alléguée de l’article 13 combiné avec l’article 3, concernant l’absence d’accès à la procédure d’asile en Grèce. Le gouvernement hellénique mettait en avant « le nombre très élevé d’immigrants entrés de manière irrégulière en Grèce et arrêtés pour cette raison, ainsi que […] les efforts des autorités pour faire face à ce phénomène » (§142). Tout en reconnaissant les difficultés rencontrées par la Grèce, « à plus forte raison dans le contexte de la crise économique qui frappe particulièrement » le pays (§176), la Cour n’a pas estimé pertinent d’en tenir compte et a conclu à la violation des dispositions visées[58].
En juillet 2015, dans l’affaire V.M. et autres c. Belgique, la Cour a été amenée à examiner le cas d’une famille serbe d’origine rom, composée à l’époque des faits de cinq enfants, dont un nourrisson et une fille atteinte d’un handicap moteur et cérébral depuis la naissance et souffrant de crises d’épilepsie[59]. Fuyant de nombreuses discriminations, la famille s’était d’abord rendue au Kosovo, puis en France, où sa demande d’asile avait été rejetée en 2010. Elle était alors rentrée temporairement au Kosovo puis en Serbie. Toutefois, la famille a ensuite décidé de se rendre en Belgique en 2011, où elle a déposé une nouvelle demande de protection. Au regard de la précédente demande d’asile, la famille a été placée en procédure Dublin par les autorités belges, qui ont ensuite émis un refus de séjour avec ordre de quitter le territoire, sur le fondement de la reprise en charge des requérants par la France. La famille a contesté en vain la décision des autorités belges. A l’expiration de l’ordre de quitter le territoire, d’abord prolongé en raison de la grossesse et de l’accouchement imminent de la requérante, l’aide matérielle dont bénéficiait la famille a été supprimée et les requérants se sont alors trouvés sans abri.
La Cour devait notamment déterminer si les conséquences de cette privation de l’aide matérielle étaient constitutives d’une violation de l’article 3. A cet égard, la Cour a notamment relevé qu’« à l’époque des faits, le réseau d’accueil des demandeurs d’asile était arrivé à saturation en raison d’un trop grand nombre de demandeurs d’asile ; dans ce contexte, la politique suivie était […] d’exclure de l’accueil les familles accompagnées d’enfants mineurs qui se trouvaient dans la situation des requérants, c’est-à-dire se trouvant en séjour illégal du fait de la délivrance d’un ordre de quitter le territoire et dans l’attente d’une décision finale dans le cadre de leur procédure d’asile ». La Cour a ainsi noté que « la majorité des familles concernées se sont retrouvées privées d’hébergement et de toute forme d’aide » (§145). Or, en dépit du contexte exceptionnel et eu égard entre autres à la « vulnérabilité des requérants comme demandeurs d’asile et de celle de leurs enfants », la Cour a considéré que la situation vécue par les requérants était constitutive d’un mauvais traitement : « Nonobstant le fait que la situation de crise était une situation exceptionnelle, la Cour estime que les autorités belges doivent être considérées comme ayant manqué à leur obligation de ne pas exposer les requérants à des conditions de dénuement extrême pendant quatre semaines, à l’exception de deux nuits, les ayant laissés dans la rue, sans ressources, sans accès à des installations sanitaires, ne disposant d’aucun moyen de subvenir à leurs besoins essentiels. » (§162). Ainsi, dans cette affaire, la « crise de l’accueil » constatée n’a pas non plus dispensé les autorités de leurs obligations conventionnelles.
En novembre 2016, c’était au tour du gouvernement maltais de se prévaloir en vain d’une situation exceptionnelle dans l’affaire Abdullahi Elmi et Aweys Abubakar c. Malte[60]. L’affaire concernait deux adolescents somaliens, enfermés à leur arrivée sur l’île. Ils se plaignaient d’une détention arbitraire de huit mois, prolongée du fait de la procédure de détermination de l’âge engagée par les autorités comme étape préalable à l’examen de leurs demandes d’asile respectives. Le gouvernement défendeur invoquait « le nombre important de migrants en situation irrégulière », posant « un problème de sécurité énorme et pleinement justifié pour Malte » (§135). Il mettait également en avant le fait qu’« en 2013, 567 individus ont affirmé être des mineurs non accompagnés et la plupart d’entre eux ont dû être orientés vers un examen avancé de détermination de l’âge ». Ainsi, selon le gouvernement, « tout retard dans l’examen de la demande des requérants est dû à cette énorme afflux ». De plus, « il faudrait garder en tête la petite taille de l’île et ses ressources limitées, ce qui aboutit parfois à une liste d’attente pour réaliser certains examens ». Enfin, le gouvernement notait « également que sur 567 individus, seulement 274 [avaient] été déclarés mineurs » (§138). Toutefois, si la Cour s’est dit « sensible » à ce dernier fait, elle a considéré que, même en tenant compte des cas « limite » qui requièrent un examen avancé pour la détermination de l’âge, le chiffre avancé par le gouvernement ne pouvait justifier une détention de plus de sept mois, notamment dans la mesure où les autorités ont maintenu les mineurs en détention longtemps après avoir eu en leur possession les résultats des examens, lesquels concluaient à la minorité de l’un comme de l’autre. La Cour a donc condamné l’Etat maltais sur le plan de l’article 5 §1.
En octobre 2017, dans l’affaire N.D. et N.T. c. Espagne[61], la Cour a de nouveau rejeté l’argument de la crise sur le plan de l’article 4 du protocole n° 4. A l’instar du gouvernement italien dans l’affaire Sharifi et autres c. Italie et Grèce, le gouvernement espagnol agitait le spectre d’une crise dans l’hypothèse où la Cour reconnaîtrait les pratiques de « refoulements à chaud » comme des expulsions collectives : « le droit d’entrer sur le territoire espagnol tel que les requérants le réclament, à savoir, d’après [le gouvernement], non soumis à contrôle et à n’importe quel endroit de la frontière, est contraire au système de la Convention et met en danger la jouissance des droits de l’homme tant par les citoyens des États membres que par les migrants, et procure de grands profits aux mafias de trafiquants d’êtres humains. Aux yeux du Gouvernement, une décision de la Cour légitimant un pareil comportement illégal et concluant que le maintien du système de protection de la frontière aux passages non autorisés, comme en l’espèce, a constitué une violation des droits de l’homme produirait un effet ‘d’appel d’air’ non souhaitable et aboutirait à une crise migratoire aux conséquences catastrophiques pour la protection des droits de l’homme. » (§72).
En réponse, la Cour s’est contentée de rappeler « ses affirmations précédentes concernant la souveraineté des États en matière de politique d’immigration et l’interdiction de recourir à des pratiques incompatibles avec la Convention ou ses Protocoles dans la gestion des flux migratoires », tout en prenant « acte des ‘nouveaux défis’ auxquels doivent faire face les États européens en matière de gestion de l’immigration, dus au contexte de la crise économique et aux récentes mutations sociales et politiques ayant touché tout particulièrement certaines régions d’Afrique et du Moyen-Orient » (§101). Critiquée par le juge Dedov dans une opinion dissidente[62], cette solution a au contraire été saluée par le juge Pinto de Albuquerque, dans une longue opinion concordante rendue dans une affaire récente[63], en réaction aux « offensives actuelles de certains gouvernements et partis politiques contre cette jurisprudence » (§2). Pour le juge portugais, « l’argument du gouvernement espagnol, selon lequel un arrêt en faveur des requérants pourrait créer un appel d’air indésirable et aboutirait à une crise migratoire aux conséquences dévastatrices pour la protection des droits de l’homme, était un argument purement fallacieux, de type ad terrorem et dépourvu de valeur juridique ». Le juge a en outre estimé que « ce genre d’argument, qui utilise la pression migratoire extraordinaire comme excuse pour des choix politiques hostiles aux droits de l’homme, a déjà été formulé dans l’affaire De Souza Ribeiro c. France et il a été dûment rejeté par la Cour » (§17).
Enfin, en novembre 2017, la Cour a rejeté l’argument de la crise sur le plan de l’article 3 dans l’affaire Boudraa c. Turquie[64]. Examinant les conditions de détention d’un ressortissant algérien dans un commissariat de police pendant plusieurs mois à Yalova, la Cour a conclu à un traitement dégradant. Sur le plan des principes, elle s’est d’abord affirmée « tout à fait consciente que la Turquie rencontre des difficultés considérables pour faire face à un flux croissant de migrants et de demandeurs d’asile ». Elle a également dit « ne pas sous-estimer le poids et la pression que cette situation exerce » sur le gouvernement défendeur. Elle s’est déclarée « en particulier consciente des difficultés engendrées par l’accueil des migrants et demandeurs d’asile et par la disproportion du nombre de demandeurs d’asile par rapport aux capacités de l’Etat ». Néanmoins, la Cour a ensuite réitéré que « vu le caractère absolu de l’article 3, cela ne saurait exonérer l’Etat de ses obligations au regard de cette disposition » (§30). Cet arrêt rejoint ainsi le long parcours jurisprudentiel qui vient d’être retracé, montrant que la Cour a rejeté à des nombreuses reprises l’argument de la crise entre 2011 et 2017. Néanmoins, dès 2012, et tout particulièrement depuis 2016, une nouvelle brèche jurisprudentielle a été ouverte par plusieurs formations de jugement, y compris la Grande Chambre.
2 – L’acceptation implicite de l’argument
En 2008 déjà, la Cour semblait avoir admis l’argument de la crise dans les arrêts Saadi c. Royaume-Uni et N. c. Royaume-Uni. Au cours des années 2010, deux nouvelles lignes jurisprudentielles, l’une sur le plan de l’article 13 depuis 2012 et l’autre sur le plan de l’article 3 depuis 2016, paraissent accepter pareillement l’argument de la crise à demi-mot. D’une part, à partir de 2012, une série d’affaires concernant le droit à un recours effectif pour les demandeurs d’asile a entériné des aménagements procéduraux en lien avec un afflux supposément important de demandeurs d’asile. En février 2012, dans l’arrêt I.M. c. France, la Cour a examiné le cas d’un ressortissant soudanais qui avait déposé une demande d’asile en rétention[65]. La demande avait été automatiquement classée en procédure prioritaire, rendant difficile l’exercice de recours effectifs pour le requérant. Malgré des voies de recours théoriques, la Cour a estimé qu’en pratique le requérant n’avait pas eu accès à un recours effectif lui permettant de faire valoir des risques de mauvais traitements en cas de renvoi vers le Soudan. La Cour a donc conclu à la violation de l’article 13 combiné avec l’article 3. Néanmoins, elle a précisé en amont, sur le plan des principes, qu’elle était « consciente de la nécessité pour les Etats confrontés à un grand nombre de demandeurs d’asile de disposer des moyens nécessaires pour faire face à un tel contentieux, ainsi que des risques d’engorgement du système évoqués par le Gouvernement ». Dès lors, elle a reconnu, « comme le soulignent le Gouvernement et l’UNHCR, que les procédures d’asile accélérées, dont se sont dotés de nombreux Etats européens, puissent faciliter le traitement des demandes clairement abusives ou manifestement infondées », y compris les demandes de réexamen (§142). Cette jurisprudence a ensuite été réitérée à plusieurs reprises et étendue aux demandes d’asile présentées tardivement « sans motif valable »[66].
En parallèle, deux décisions, l’une concomitante et l’autre ultérieure, ont semblé marquer une légère inflexion par rapport à la jurisprudence antérieure. D’une part, en avril 2014, dans l’affaire A.C. et autres c. Espagne, la Cour a eu à connaître le cas de trente demandeurs d’asile d’origine sahraouie qui, ayant fui vers les Canaries, affirmaient ne pas avoir bénéficié de recours effectifs leur permettant de faire valoir les mauvais traitements qu’ils craignaient en cas de renvoi vers le Maroc[67]. En effet, les juridictions espagnoles refusaient de suspendre provisoirement l’exécution des ordres d’expulsion décidés à leur encontre à la suite du rejet de leurs demandes d’asile respectives par le ministère de l’Intérieur. La Cour a d’abord réitéré la jurisprudence posée par l’arrêt I.M. c. France, se disant à deux reprises « consciente de la nécessité pour les Etats confrontés à un grand nombre de demandeurs d’asile de disposer des moyens nécessaires pour faire face à un tel contentieux, ainsi que des risques d’engorgement » (§98 et §104). Néanmoins, elle a ensuite pris soin d’insister sur le fait que « tout comme l’article 6 de la Convention, l’article 13 astreint les Etats contractants à organiser leurs juridictions de manière à leur permettre de répondre aux exigences de cette disposition » (§104). En l’espèce, la Cour a considéré que la procédure accélérée imposée aux requérants ne leur avait pas permis de faire valoir les éléments pertinents de leurs demandes de protection respectives, la procédure n’étant du reste pas dotée d’un caractère suspensif automatique. La Cour a tenu à préciser que si elle « reconnaît l’importance de la rapidité des recours, elle considère que celle-ci ne devrait pas être privilégiée aux dépens de l’effectivité de garanties procédurales essentielles visant à protéger les requérants contre un refoulement vers le Maroc » (§100). La Cour a donc conclu à la violation de l’article 13 combiné avec les articles 2 et 3.
D’autre part, en juillet 2015, dans l’arrêt V.M. et autres c. Belgique, dont certains aspects ont déjà été abordés plus haut, la Cour a réitéré l’inflexion introduite dans A.C. et autres c. Espagne lors de son examen de la violation alléguée de l’article 13 combiné avec l’article 3 : « Tout en étant consciente de la nécessité pour les États de disposer des moyens nécessaires pour faire face au contentieux qui résulte de l’afflux important de demandeurs d’asile, la Cour considère […] que, tout comme l’article 6 de la Convention, l’article 13 astreint les États à organiser les instances de contrôle de manière à répondre à l’ensemble des exigences d’effectivité » (§201). Toutefois, cette inflexion jurisprudentielle pourrait être liée aux cas d’espèce examinés par la Cour dans ces deux affaires, car elle ne semble pas avoir eu de suite. En juin 2016, dans son arrêt R.D. c. France, la Cour s’est contentée de reprendre les principes jurisprudentiels posés par I.M. c. France en soulignant qu’elle « ne remet pas en cause l’intérêt et la légitimité de l’existence d’une procédure prioritaire, en plus de la procédure normale de traitement des demandes d’asile, pour les demandes dont tout porte à croire qu’elles sont infondées ou abusives »[68].
Dans une seconde série d’affaires, l’argument de la crise a ouvert une autre brèche jurisprudentielle, plus grave encore, sur le plan de l’article 3. En effet, le véritable coup de théâtre s’est produit en décembre 2016 lorsque, dans son arrêt Khlaifia et autres c. Italie[69], la Grande Chambre a semblé revenir sur sa jurisprudence antérieure en adoptant une position extrêmement ambivalente sur l’argument de la crise. Ce revirement jurisprudentiel s’est avéré d’autant plus surprenant qu’il est intervenu sur le plan d’une disposition dont la Cour a elle-même commencé par rappeler qu’elle pose une interdiction absolue, qui « ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation, et même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, quel que soit le comportement de la personne concernée » (§158). Dans cette affaire, la Cour devait notamment déterminer si les conditions de détention des requérants à leur arrivée sur l’île de Lampedusa, dans un « centre de secours et de premier accueil », puis à bord de navires amarrés dans le port de Palerme, étaient constitutives de mauvais traitements. Le gouvernement invoquait, chiffres à l’appui, « qu’en 2011, l’arrivée massive de migrants nord-africains avait créé une situation d’urgence humanitaire en Italie » (§150). Il demandait à la Cour, « compte tenu des multiples exigences auxquelles les États doivent faire face dans des situations d’urgence humanitaire », d’« adopter une ‘approche réaliste, équilibrée, et légitime’ lorsqu’il s’agit de décider sur ‘l’application des règles d’ordre éthique et juridique’ » (§151).
Les requérants considéraient quant à eux que « la prétendue situation exceptionnelle d’urgence humanitaire, invoquée par le Gouvernement […], ne saurait justifier les traitements dont ils ont été victimes ». Selon eux, « le débarquement massif de migrants à Lampedusa en 2011 n’était point un événement exceptionnel. Un afflux similaire s’était produit avant le ‘printemps arabe’ et le choix de confiner l’accueil initial des migrants sur l’île de Lampedusa visait à donner à l’opinion publique l’idée d’une ‘invasion’ du territoire italien, à exploiter à des fins politiques. Les médias et les organismes nationaux et internationaux compétents en matière de droits de l’homme […] ont établi que la situation de crise sur l’île de Lampedusa était née bien avant 2011. Dans ces conditions, estiment-ils, on ne saurait conclure que la situation qu’ils dénoncent était principalement due à l’urgence d’affronter le flux migratoire significatif ayant suivi les révoltes du ‘printemps arabe’ » (§140). Les requérants mettaient plutôt en avant « le caractère structurel et systémique de la violation des droits des migrants » (§141).
De son côté, la Cour a estimé « tout d’abord nécessaire de se pencher sur l’argument du Gouvernement selon lequel elle devrait tenir dûment compte du contexte d’urgence humanitaire dans lequel se sont déroulés les faits litigieux ». Se ralliant à la position de la chambre et à celle du gouvernement, la Cour a commencé par « constater l’existence d’une crise migratoire majeure à la suite des événements ayant entouré le ‘printemps arabe’ ». La Grande Chambre a insisté lourdement sur ce contexte : « L’arrivée massive de migrants nord-africains n’a pu que créer, pour les autorités italiennes, de très importantes difficultés de caractère organisationnel, logistique et structurel, compte tenu des exigences concomitantes de procéder au sauvetage en mer de certaines embarcations, à l’accueil et à l’hébergement des personnes admises sur le territoire italien et à la prise en charge des personnes en situation de vulnérabilité particulière. […] Compte tenu de la multitude de facteurs, de nature politique, économique et sociale, qui sont à l’origine d’une crise migratoire de ces dimensions et de l’ampleur des défis auxquels les autorités italiennes ont dû faire face, la Cour ne saurait souscrire à la thèse des requérants […], selon laquelle la situation de 2011 ne serait pas exceptionnelle. On risquerait de faire peser une charge excessive sur les autorités nationales si l’on exigeait qu’elles interprètent avec précision ces multiples facteurs et qu’elles prévoient à l’avance l’échelle et la chronologie d’une vague migratoire. » (§179-180). Reprenant les chiffres invoqués par le gouvernement, la Cour a observé que « l’année 2011 a été caractérisée par une très forte croissance du phénomène des migrations par voie maritime des pays nord-africains vers les îles italiennes situées au sud de la Sicile » (§180). Elle a refusé de « critiquer, en soi, le choix de concentrer l’accueil initial des migrants sur l’île de Lampedusa », lequel aurait permis de « protéger la vie et la santé des migrants » (§181). Si la Cour a noté que les capacités d’accueil y étaient insuffisantes, elle a attribué les carences aux « vagues migratoires exceptionnelles » et à « la multitude de tâches qui, à l’époque des faits, pesaient sur les autorités italiennes, amenées à garantir, à la fois, le bien-être des migrants et de la population locale et à assurer le maintien de l’ordre public » (§183).
Le raisonnement de la Cour s’est ensuite montré particulièrement sinueux. Dans un premier temps, elle a rappelé « sa jurisprudence bien établie, selon laquelle, vu le caractère absolu de l’article 3 de la Convention, les facteurs liés à un afflux croissant de migrants ne peuvent pas exonérer les États contractants de leurs obligations au regard de cette disposition […], qui exige que toute personne privée de sa liberté puisse jouir de conditions compatibles avec le respect de sa dignité humaine ». Par conséquent, la Cour a estimé que « même un traitement infligé sans l’intention d’humilier ou de rabaisser la victime, et résultant, par exemple, de difficultés objectives liées à la gestion d’une crise migratoire, peut être constitutif d’une violation de l’article 3 de la Convention » (§184). Néanmoins, une fois ces précisions effectuées, la Cour a introduit une inflexion significative aux principes jurisprudentiels réitérés : « si les contraintes inhérentes à une telle crise ne sauraient, à elles seules, justifier une méconnaissance de l’article 3, la Cour estime qu’il serait pour le moins artificiel d’examiner les faits de l’espèce en faisant abstraction du contexte général dans lequel ils se sont déroulés. Dans son examen, la Cour gardera donc à l’esprit, parmi d’autres facteurs, que les difficultés et les désagréments indéniables que les requérants ont dû endurer découlaient dans une mesure significative de la situation d’extrême difficulté à laquelle les autorités italiennes ont dû faire face à l’époque litigieuse » (§185). La formulation est pour le moins ambigüe. La première phrase semble indiquer que « les contraintes inhérentes à une crise migratoire » peuvent contribuer à « justifier une méconnaissance de l’article 3 ». Une telle position marquerait un changement radical dans la jurisprudence de la Cour. La deuxième phrase laisse entendre qu’un contexte caractérisé de crise migratoire constitue bien pour la Cour un « facteur parmi d’autres » à « garder à l’esprit ». Ainsi, la Grande Chambre paraît bel et bien s’être ouverte à l’argument de la crise migratoire. Non seulement elle a reconnu l’existence d’une crise, comme dans d’autres affaires, mais elle en a fait ici un critère pertinent pour décider si un Etat partie a violé l’article 3 de la Convention, dont on rappelle à nouveau qu’il pose selon la Cour elle-même une interdiction absolue. S’il est difficile de mesurer l’impact précis de cette nouvelle posture jurisprudentielle dans l’affaire elle-même, il convient de souligner que la Cour a finalement conclu à la non-violation de l’article 3 concernant les conditions de détention des requérants à Lampedusa et Palerme.
L’inflexion jurisprudentielle de la Cour apparaît non seulement peu cohérente avec sa jurisprudence antérieure rappelée par elle au paragraphe précédent, mais aussi au regard des raisonnements suivis dans la même affaire concernant les autres violations alléguées. D’une part, sur le plan de l’article 4 du protocole n° 4, la Cour a réitéré et appliqué les principes dégagés dans les arrêts M.S.S. c. Belgique et Grèce, Hirsi Jamaa et autres c. Italie et Sharifi et autres c. Italie et Grèce (§241). D’autre part, la Cour a estimé que « la rétention dans un [centre] échappant au contrôle de l’autorité judiciaire, […] même dans le cadre d’une crise migratoire, ne saurait se concilier avec le but de l’article 5 de la Convention : assurer que nul ne soit privé de sa liberté de manière arbitraire » (§106). A cet égard, on peut néanmoins relever l’opinion en partie dissidente du juge Dedov, qui a estimé pour sa part que « dans une situation de crise migratoire, où des milliers de migrants illégaux arrivaient en même temps sur les côtes italiennes, l’obligation de limiter la période de détention au ‘temps strictement nécessaire pour établir l’identité du migrant et la légalité de sa présence sur le territoire italien’ […], sans prendre en compte le temps qu’il fallait pour organiser les mesures d’expulsion ou pour valider la restriction de liberté de chaque migrant dans un délai de quarante-huit heures […], plaçait une charge excessive sur les autorités ». Sans se rallier à une telle position, l’opinion concordante du juge Raimondi insiste elle aussi lourdement sur le contexte de crise migratoire, signe que l’argument de la crise fait son chemin dans les esprits au Palais des Droits de l’Homme.
Les affirmations de la Cour dans l’arrêt Khlaifia et autres c. Italie ont depuis été confirmées dans plusieurs affaires. En mars 2017, dans l’affaire Ilias et Ahmed c. Hongrie, la Cour était notamment appelée à se prononcer sur la violation alléguée de l’article 3 du fait des conditions de détention de deux demandeurs d’asile bangladais dans la zone de transit de Rözke à la frontière serbo-hongroise[70]. Sur le plan des principes, la Cour s’est contentée, en deux paragraphes, de reprendre les affirmations effectuées par la Grande Chambre dans l’affaire Khlaifia et autres c. Italie, concernant la nécessité de prendre en compte le contexte de crise « parmi d’autres facteurs » (§82-83). Elle s’est en outre dispensée de rappeler les principes généraux concernant les exigences de l’article 3 relatives aux conditions de détention des étrangers à des fins migratoires. Dans son examen concret de la situation, la Cour a estimé, à propos de la détention des requérants pendant vingt-trois jours dans des containers, que les « conditions matérielles du séjour » étaient « satisfaisantes » et que celui-ci s’était avéré « relativement bref » (§89). Elle a par ailleurs décidé de minimiser leur état psychologique fragile (les deux requérants souffraient de troubles de stress post-traumatique) ainsi que leur qualité de demandeur d’asile, dont la Cour considère pourtant de manière constante qu’elle implique une vulnérabilité inhérente[71]. Sur ce dernier point, la Cour a simplement signalé que « s’il est vrai que les demandeurs d’asile sont considérés comme particulièrement vulnérables du fait de leur parcours migratoire et des expériences traumatiques qu’ils peuvent avoir vécues en amont, les requérants en l’espèce, aux yeux de la Cour, n’étaient pas plus vulnérables que d’autres demandeurs d’asile majeurs détenus à l’époque » (§87). Ainsi, la Cour a conclu à la non-violation de l’article 3. En revanche, une fois de plus, sur le plan de l’article 5 §1, la Cour ne s’est pas appuyée sur le contexte de crise et elle n’a pas hésité à condamner la Hongrie pour une détention dépourvue de base légale. De même, sur le plan de l’article 13, la Cour a conclu au défaut de recours effectif, tant concernant les conditions de détention dans la zone de transit qu’à propos du renvoi des requérants vers la Serbie en raison de son prétendu caractère de « pays tiers sûr ».
En décembre 2017, dans l’arrêt S.F. et autres c. Bulgarie, la Cour a examiné le cas d’un couple de demandeurs d’asile irakiens accompagné de ses trois fils, âgés respectivement d’un an et demi, onze et seize ans[72]. La famille se plaignait de mauvais traitements liés à leurs conditions d’enfermement dans un centre de détention frontalier à Vidin à la suite de leur interception et leur arrestation. Au vu de l’âge des trois enfants et des conditions matérielles déplorables en tous points, la Cour a conclu à la violation de l’article 3. Toutefois, elle a repris les principes jurisprudentiels de l’arrêt Khlaifia et autres c. Italie relatifs à la nécessité de prendre en compte le contexte de crise, décidant en l’espèce que ce contexte n’était pas avéré : « Un examen des statistiques pertinentes montre que même si les chiffres ne sont pas négligeables, ces dernières années la Bulgarie n’a, de loin, pas été le pays le plus gravement affecté […]. En effet, le nombre de ressortissants de pays tiers découverts en situation irrégulière sur son territoire en 2015 était vingt fois inférieur à celui en Grèce et quarante fois inférieur à celui en Hongrie. Il ne saurait donc être affirmé qu’à l’époque en question la Bulgarie faisait face à une urgence de telles proportions qu’il était en pratique impossible pour les autorités d’assurer des conditions minimales décentes dans les centres de détention de court terme dans lesquels elles ont décidé de placer des migrants mineurs immédiatement après leur interception et leur arrestation » (§91). Le fait que la Cour se livre à un tel raisonnement, bien qu’écartant finalement la qualification de crise migratoire, est révélateur d’une logique qui infiltre peu à peu la jurisprudence de la Cour, même dans une affaire comme celle-ci où les conditions sont plus que réunies pour conclure à une violation de l’article 3.
En janvier 2018, dans l’affaire J.R. c. Grèce[73], la Cour a examiné les conditions de détention de trois demandeurs d’asile afghans dans le hotspot Vial sur l’île de Chios, juste après l’entrée en vigueur de la déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016[74]. Sur le plan de l’article 5, la Cour a conclu, sans s’appuyer sur le contexte de crise, d’une part à la non-violation du paragraphe 1 concernant la base légale de la détention (constatée en l’espèce), d’autre part à la violation du paragraphe 2 tirée de l’insuffisance des informations fournies aux requérants à propos des raisons de leur détention. En revanche, sur le plan de l’article 3, concernant les conditions de détention, l’argument de la crise s’est trouvé au centre de la discussion. Selon les requérants, « l’argument selon lequel l’île de Chios ne disposait pas des infrastructures suffisantes et qu’elle n’était pas préparée pour accueillir un nombre si important de réfugiés ne [pouvait] être utilisé pour dispenser le Gouvernement de ses responsabilités en vertu de la Convention, car, même en temps de crise, l’article 15 § 2 de la Convention n’autorise aucune dérogation à l’article 3 » (§129). Quant au gouvernement grec, il indiquait « que plus de 1 000 migrants sont arrivés sur l’île de Chios les 21 et 22 mars 2016, et que les flux de réfugiés ont continué à croître pendant les mois suivants ». Il soulignait que « ces arrivées massives ont revêtu un caractère extraordinaire sur une île qui n’avait pas, selon lui, les infrastructures nécessaires pour accueillir un si grand nombre de personnes ». Il disait se prévaloir « des conclusions de la Cour dans l’arrêt Khlaifia et autres », tout en « admet[tant] que quelques dysfonctionnements et problèmes ont inévitablement eu lieu et qu’ils étaient dus au grand nombre d’arrivants sur l’île de Chios ». Ces problèmes n’auraient toutefois pas « dépassé un seuil de gravité qui permettrait de conclure que les requérants ont fait l’objet d’un traitement dégradant » (§133).
De son côté, la Cour a effectivement repris les principes posés par l’arrêt Khlaifia et autres c. Italie (§137 et 143), relevant que « les faits de la présente affaire se situent dans une période pendant laquelle la Grèce a connu une augmentation exceptionnelle et brutale des flux migratoires » et qu’« à n’en pas douter, l’arrivée massive de migrants a créé pour les autorités grecques des difficultés de caractère organisationnel, logistique et structurel ». La Cour s’est notamment appuyée sur les chiffres des arrivées quotidiennes dans les îles grecques pour constater « la surcharge subie par les structures d’accueil et d’identification » et la « situation exceptionnelle » (§138). Elle a également repris les constats du Conseil hellénique pour les réfugiés selon lequel « le régime de détention instauré après le 18 mars 2016, combiné avec le manque total de préparation de la gestion des arrivées des migrants et du départ du Conseil norvégien pour les réfugiés, qui, dans la pratique, gérait le centre, avait créé une situation chaotique » (§141). Une grande partie de l’examen de la Cour s’est ainsi concentré sur la caractérisation d’une situation exceptionnelle, qui semble avoir pesé assez lourdement dans la conclusion de la Cour. Cette dernière a en effet considéré, en lien avec le contexte, que la détention des requérants n’avait pas atteint le seuil de gravité requis pour qu’elle soit qualifiée de traitement inhumain ou dégradant, notamment au regard des conditions qui « n’étaient pas particulièrement critiques » (§144) et du fait de la « brièveté » de l’enfermement, « les requérants ayant été réellement détenus pendant une période de trente jours » (§146). La Cour n’a, semble-t-il, pas pris en compte la qualité de demandeur d’asile des requérants, impliquant en principe leur vulnérabilité inhérente.
Début 2019, la Cour a de nouveau pris en compte le contexte de crise migratoire dans l’examen de violations alléguées de l’article 3 par la Grèce[75]. Il est frappant de constater que, depuis l’ouverture de la brèche par la Grande Chambre en 2016 avec l’arrêt Khlaifia et autres c. Italie, aucune opinion dissidente ni même un vote personnel n’est venu remettre en question cette jurisprudence de crise. A cet égard, on ne peut que s’interroger sur le sort qui sera réservé à l’argument de la crise dans les affaires N.D. et N.T. c. Espagne et Ilias et Ahmed c. Hongrie, qui ont toutes deux été renvoyées en Grande Chambre et dont les arrêts de première instance, rendus respectivement par les troisième et quatrième sections, proposent des solutions diamétralement opposées quant à l’argument de la crise migratoire. L’issue prochaine d’un autre litige devrait également nous renseigner sur le sort de cet argument. Le 26 avril 2018, la 2e section de la CEDH a communiqué l’affaire M.N. c. Belgique, qui concerne le refus des autorités belges de délivrer des visas à une famille syrienne, comprenant un couple et leurs deux enfants, tous résidant à Alep[76]. Les visas avaient été sollicités auprès des autorités consulaires au Liban en vue pour les requérants de demander l’asile une fois en Belgique. L’affaire pose deux questions de principe importantes : l’une concernant le fait de savoir si les requérants relèvent de la juridiction belge, au sens de l’article 1 de la Convention, par la simple introduction d’une demande de visa ; l’autre sur les éventuelles obligations positives de l’Etat belge au regard des risques de traitements contraires à l’article 3 invoqués par les requérants à l’occasion de leur demande de visa[77]. La deuxième section de la Cour s’est dessaisie de l’affaire en novembre 2018 au profit de la Grande Chambre, qui a tenu une audience le 24 avril 2019. Comme l’on pouvait s’y attendre, à l’instar de ce qui s’est produit dans la très similaire affaire X et X c. État belge devant la Grande Chambre de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE)[78], l’argument de la crise migratoire, anticipée par les Etats en cas d’interprétation extensive de la Cour, a été au cœur des débats[79].
L’une des représentantes du gouvernement belge a ainsi mis en garde la Cour contre une extension de la notion de juridiction, comme une « limite qu’il ne faudrait pas franchir ». Elle a mis en avant les « répercussions irréversibles » d’une telle interprétation, du fait que les demandeurs d’asile pourraient désormais solliciter la protection internationale à quelque endroit que ce soit, ce qui aurait notamment des « conséquences désastreuses » pour les représentations diplomatiques. Elle a également invoqué une atteinte aux principes de souveraineté et de non-ingérence. Le gouvernement français, qui a décidé de présenter une tierce intervention au même titre qu’une dizaine d’autres Etats parties à la Convention, a fait valoir des arguments similaires. Lors de l’audience, la représentante du gouvernement français a ainsi mis en avant une « extension intenable du champ de la Convention » et les « conséquences considérables » qu’aurait une interprétation extensive de la juridiction et des obligations positives découlant de l’article 3. En particulier, elle a évoqué la perspective d’un « engorgement des postes diplomatiques », car en l’état actuel du monde, « plusieurs millions » de personnes auraient vocation à solliciter et obtenir un visa auprès du pays où elles souhaiteraient résider. Pour les services consulaires, cela représenterait un « fardeau insupportable », une « charge excessive ». Par ailleurs, une décision favorable aux requérants constituerait une remise en cause des prérogatives souveraines des Etats parties en matière de contrôle de l’entrée sur le territoire.
En réponse, l’un des représentants des requérants a au contraire invité la Cour à « ne pas se laisser guider par la peur du chaos que le gouvernement belge et les autres annoncent » en cas de reconnaissance de l’obligation de délivrer des visas. Selon lui, « ce chaos n’existe pas », car une décision en faveur des requérants n’impliquerait pas l’octroi automatique de visas à tout demandeur[80]. Des conditions strictes devraient en effet être remplies, ce qui serait le cas en l’espèce. En tout état de cause, l’échange entre les parties lors de cette audience montre, s’il le fallait encore, la prégnance de l’argument de la crise à Strasbourg. On peut donc supposer que la Cour se positionnera explicitement sur ce point, comme d’ailleurs dans les deux affaires renvoyées à la Grande Chambre. En attendant les prochaines réponses de la Cour, il faut poursuivre notre parcours jurisprudentiel ailleurs. Car le Palais des droits de l’homme n’est pas la seule juridiction où la crise migratoire est dans tous les esprits et suscite des évolutions jurisprudentielles. A Paris, l’argument est également de plus en plus invoqué pour justifier une protection limitée des droits des étrangers.
II – La crise migratoire au Palais Royal
Au Palais Royal, la porosité architecturale entre le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat s’accompagne, on le sait, d’une porosité sociologique et intellectuelle. Dans une juridiction comme dans l’autre, des hauts-fonctionnaires ou anciens politiciens soucieux de l’efficacité des institutions sont régulièrement enclins à placer les intérêts de l’Etat au-dessus des droits des étrangers[81]. A certains égards, le juge constitutionnel se montre ainsi réceptif à l’argument de la crise, que ce soit dans sa jurisprudence ou lors des séances de délibération précédant ses décisions (A). Quant au juge administratif, il prend également en compte cet argument, sur le plan à la fois des contrôles aux frontières et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile sur le territoire (B).
A – La prise en compte de la crise par le juge constitutionnel
Si l’argument de la crise apparaît dans quelques décisions du Conseil constitutionnel, notamment concernant le droit des étrangers dérogatoire en outre-mer (1), on en trouve également l’influence auprès de certains conseillers dans les déclarations qu’ils tiennent lors des délibérations avec leurs collègues sur les lois déférés (2).
1 – L’argument dans le contexte de justification
A l’instar de ce que nous avons observé dans le cas de la Cour européenne des droits de l’homme, il est possible de déceler la présence implicite de l’argument de la crise migratoire assez tôt dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, à savoir dès juillet 1991, lorsque le Conseil était amené à examiner la constitutionnalité de la loi autorisant l’approbation de la convention d’application de l’accord de Schengen[82]. La saisine des députés invoquait auprès du Conseil des arguments particulièrement alarmistes, implicitement liés à l’idée d’une crise à venir. Ils considéraient que les dispositions relatives à la suppression des contrôles aux frontières intérieures porteraient atteinte aux conditions essentielles de l’exercice de la souveraineté nationale, dans trois « secteurs fondamentaux », dont deux nous intéressent ici.
D’une part, sur le plan du « danger pour la vie nationale », les députés s’inquiétaient premièrement de ce que, sous l’effet combiné du droit du sol et de l’absence de contrôles, « n’importe qui pourra de cette manière acquérir la nationalité française ». Ils se préoccupaient également de « l’absence de contrôle des mouvements migratoires », car « compte tenu des difficultés que rencontre notre pays avec son immigration (cf rapport récent déposé à l’Assemblée nationale), il semble que les accords en question apportent une nouvelle difficulté, les autorités françaises n’étant plus maîtres du contrôle des flux migratoires, il y a ici un énorme risque de voir une masse d’étrangers affluer, attirés notamment par le caractère très protecteur de notre système social ». Les parlementaires demandaient alors « comment faire face à ce futur problème alors même qu’actuellement la capacité d’accueil d’étrangers est saturée ». Le Conseil a rejeté ces arguments en répondant que la convention Schengen « ne modifi[ait] en rien les dispositions du code de la nationalité » et ne supprimait pas tout contrôle puisqu’elle prévoyait le transfert des contrôles aux frontières extérieures selon des règles uniformes ainsi qu’un régime commun de visas de court séjour (cons. 13-14).
D’autre part, sur le plan de la garantie des droits et libertés des citoyens, les députés mettaient en avant que la « perméabilité des frontières » constituerait « un réel danger pour la survie de notre système de protection sociale qui ne survivrait pas à ce nouveau problème ». Ils en concluaient que l’accord était contraire au dixième alinéa du préambule de 1946, qui dispose que la nation « garantit, à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et le loisir ». Ils évoquaient également une atteinte à la sûreté des personnes. Le Conseil a rejeté ces arguments, en considérant que les dispositions invoquées du préambule de 1946 n’avaient aucun lien avec l’article 2 de la convention Schengen et que cette dernière prévoyait plusieurs mesures permettant de garantir la protection des personnes (contrôles aux frontières extérieures, possible rétablissement des contrôles aux frontières intérieures, etc.) (cons. 17-18). Dans cette première affaire, le Conseil a donc rejeté en bloc les arguments tirés du spectre d’une crise en cas d’approbation de la convention Schengen.
L’argument de la crise a ensuite fait surface dans la fameuse décision du 13 août 1993, louée par les commentateurs de l’époque pour avoir établi un véritable « statut constitutionnel de l’étranger »[83]. Dans l’un des considérants de principe de cette « grande décision », le Conseil a affirmé avec clarté que « si le législateur peut prendre à l’égard des étrangers des dispositions spécifiques, il lui appartient de respecter les libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République » (cons. 3). Déclinant ensuite ce principe, le Conseil a censuré plusieurs dispositions de la loi déférée, tout en effectuant également un certain nombre de réserves d’interprétation. Toutefois, dans une partie de la décision passée largement inaperçue, le Conseil a admis en parallèle un « infra-statut » de l’étranger en outre-mer, sur le fondement de l’argument implicite de la crise migratoire. Le Conseil a en effet entériné des dérogations au droit des étrangers applicable en métropole, en particulier une disposition écartant le bénéfice d’un recours préalable suspensif contre les mesures de reconduite à la frontière dans les départements d’outre-mer et à Saint-Pierre-et-Miquelon.
La saisine des députés mettait en avant une violation du principe d’égalité et appelait à une interprétation stricte des adaptations autorisées en outre-mer par l’article 73 de la Constitution. Les députés considéraient qu’il s’agissait d’un « régime très spécifique et même dérogatoire », « manifestement disproportionné aux différences de situation qui peuvent en la matière séparer les DOM de la métropole ». Selon les parlementaires, « l’atteinte discriminatoire portée aux droits des habitants de ces départements est considérable, s’agissant en particulier du recours suspensif dirigé contre les arrêtés de reconduite à la frontière qui existe en métropole mais pas dans les DOM ». Toutefois, le Conseil a estimé que les dérogations en question ne dépassaient pas la portée des adaptations autorisées en outre-mer par l’article 73 de la Constitution. En particulier, il a invoqué « l’état des flux migratoires dans certaines zones concernées et l’existence de contraintes administratives liées à l’éloignement ou à l’insularité des collectivités en cause »[84]. Le Conseil a donc admis une protection amoindrie des droits sur le fondement implicite d’une situation migratoire jugée exceptionnelle en outre-mer par rapport à celle de la métropole.
Si le Conseil notait en 1993 que les « modalités particulières » instaurées en outre-mer étaient prévues « pour une durée limitée », celles-ci n’ont ensuite cessé d’être confirmées et étendues[85], avec l’aval du Conseil constitutionnel à plusieurs reprises et malgré les conséquences désastreuses pour les droits des étrangers[86]. En avril 1997, le Conseil a validé une disposition étendant à la Guyane la possibilité pour les officiers de police judiciaire de procéder à des visites sommaires de véhicules « en vue de rechercher et constater les infractions relatives à l’entrée et au séjour des étrangers en France », dans une zone de vingt kilomètres à l’intérieur du territoire à partir des frontières terrestres. Cette possibilité était envisagée par le législateur à titre principal en métropole, dans le cadre de l’abolition des contrôles aux frontières intérieures prévue par les accords de Schengen. Elle devait venir compléter un dispositif mis en place quelques années plus tôt. Dans une décision du 5 août 1993, le Conseil avait déjà entériné des possibilités étendues de contrôles d’identité dans la même « bande frontalière », considérant que « les zones concernées, précisément définies dans leur nature et leur étendue, présentent des risques particuliers d’infractions et d’atteintes à l’ordre public liés à la circulation internationale des personnes »[87]. Or, la saisine des députés en 1997 mettait justement en avant que c’était « seulement en raison de la suppression des contrôles aux frontières décidée par [la] convention [Schengen] que la mise en place de contrôles analogues a pu être jugée constitutionnelle […], alors que les contrôles frontaliers n’ont été en rien allégés en Guyane. Les conditions d’exercice de la liberté individuelle ne sauraient donc y être restreintes au même degré que là où les contrôles nouveaux viennent compenser l’ouverture des frontières. »
Toutefois, le Conseil a estimé que l’extension à la Guyane des visites sommaires de véhicules dans la zone frontalière ne portait pas atteinte au principe d’égalité car la différence de traitement était en lien avec l’objectif du législateur de renforcer la lutte contre l’immigration irrégulière. Le Conseil a considéré que la mesure était également justifiée au titre de l’article 73 de la Constitution, au regard de la « situation particulière du département de la Guyane en matière de circulation internationale des personnes »[88]. En cela, le Conseil s’est vraisemblablement contenté de suivre les observations du gouvernement : « Cette extension est justifiée par les circonstances propres à ce département. Une estimation approximative de la population en situation irrégulière d’origine étrangère amène à considérer qu’environ le quart des résidents dans ce département sont des étrangers en situation irrégulière. La porosité des frontières, notamment avec le Surinam à l’ouest, est particulièrement préoccupante. Ces circonstances constituent des ‘justifications appropriées tirées d’impératifs constants et particuliers de la sécurité publique’, au sens de la décision du 5 août 1993 précitée et les moyens de contrôle effectivement disponibles sur place ne permettent pas d’améliorer la maîtrise de l’immigration irrégulière sans des dispositions dérogatoires au droit commun. […] Au demeurant, l’article 73 de la Constitution permet, comme le Conseil constitutionnel l’a déjà jugé en matière d’immigration dans la décision du 13 août 1993, de tenir compte de ‘situations particulières’ propres aux départements d’outre-mer. Celle-ci en est une assurément. » C’est donc à nouveau un argument implicite de la crise qui vient justifier un dispositif dérogatoire.
En mars 2003, le Conseil s’est prononcé sur le recours contre l’arrêté de reconduite à la frontière, non suspensif en Guyane et dans la commune de Saint-Martin (Guadeloupe). Sans surprise, le Conseil a validé cette dérogation, sur le fondement de « la situation particulière et les difficultés durables du département de la Guyane et, dans le département de la Guadeloupe, de la commune de Saint-Martin, en matière de circulation internationale des personnes »[89]. Le Conseil a donc, une fois de plus, suivi l’avis du gouvernement : « Ces dérogations limitées à l’application de l’ordonnance du 2 novembre 1945 dans le département de la Guyane et sur le territoire de la commune de Saint Martin (Guadeloupe) sont justifiées par les particularités d’ordre géographique de ces territoires. La situation particulière du département de la Guyane en matière de circulation des personnes a été reconnue par le Conseil constitutionnel (décision n° 97-389 DC du 22 avril 1997). La circonstance que l’île de Saint Martin relève à la fois de la France et des Pays-Bas, sans contrôle aux frontières entre les deux zones, et que l’aéroport de l’île est placé sous souveraineté hollandaise, justifie pareillement l’application sur le territoire de la commune de Saint Martin de règles particulières. » De décision en décision, le Conseil constitutionnel offre ainsi au législateur et au gouvernement de nouveaux fondements jurisprudentiels pour élargir le droit dérogatoire en outre-mer.
Dans une décision du 6 septembre 2018, dans le cadre de son examen de la loi « asile et immigration », le Conseil constitutionnel a franchi une nouvelle étape en étendant l’argument de la crise au droit de la nationalité[90]. Il a ainsi admis des modalités dérogatoires d’acquisition de la nationalité à Mayotte, qui imposent une nouvelle condition aux enfants nés à Mayotte de deux parents étrangers. Doit désormais être démontrée la résidence régulière en France de l’un des deux parents depuis au moins trois mois au moment de la naissance de l’enfant. Or, le Conseil a considéré que la disposition en question pouvait être justifiée par les « flux migratoires très importants », relevant que « la population de Mayotte comporte, par rapport à l’ensemble de la population résidant en France, une forte proportion de personnes de nationalité étrangère, dont beaucoup en situation irrégulière, ainsi qu’un nombre élevé et croissant d’enfants nés de parents étrangers ». Selon le Conseil, « le législateur a ainsi entendu tenir compte de ce que l’immigration irrégulière à Mayotte pouvait être favorisée par la perspective d’obtention de la nationalité française par un enfant né en France et par les conséquences qui en découlent sur le droit au séjour de sa famille ». Par cette décision, le Conseil permet désormais au législateur, « afin de lutter contre l’immigration irrégulière à Mayotte, d’y adapter, dans une certaine mesure, non seulement les règles relatives à l’entrée et au séjour des étrangers, mais aussi celles régissant l’acquisition de la nationalité française à raison de la naissance et de la résidence en France » (cons. 43).
Ici encore, force est de constater que le Conseil s’est contenté de reprendre les observations du gouvernement, qui invoquait une série de statistiques démographiques censées démontrer de manière indéniable que Mayotte « connaît depuis plusieurs années, au regard des enjeux de maîtrise de l’immigration, une situation toute particulière ». Peu importera alors que les saisines des parlementaires mettaient en évidence le caractère contestable des affirmations du gouvernement, que ce soit sur le plan des chiffres avancés, plus complexes que le Conseil et le gouvernement ne veulent bien l’admettre[91], ou concernant l’idée aucunement étayée selon laquelle le droit de la nationalité serait en tant que tel un facteur important d’immigration irrégulière. L’argument de la crise aura finalement eu raison de l’égal accès à la nationalité française pour des milliers d’enfants qui, bien que nés dans un département français et y ayant grandi, ne pourront pas nécessairement remplir la nouvelle condition qui leur est imposée.
Quelques mois plus tard, le Conseil a tout de même fixé une limite à l’extension des dérogations en outre-mer. Dans sa décision du 28 novembre 2018, examinant la loi de finances pour 2019, le Conseil a censuré une disposition prévoyant, pour les étrangers en situation régulière en Guyane, l’allongement de cinq à quinze ans du délai de détention d’un titre de séjour pour bénéficier du revenu de solidarité active (RSA)[92]. La saisine des députés faisait valoir que les mesures contestées allaient « au-delà de ce que peuvent justifier les caractéristiques et contraintes particulières ». Ils dénonçaient également le fait que « le resserrement de ces critères d’attribution n’a aucun rapport avec l’objet de la loi puisqu’il s’agit pour le gouvernement de faire varier à la baisse l’étendue des droits sociaux sur un territoire en raison d’une augmentation des besoins constatés ». En tout état de cause, il y aurait selon eux une « disproportion manifeste et caractérisée par rapport à l’objet poursuivi ». Quant au gouvernement, il faisait valoir comme circonstances particulières « l’ampleur exceptionnelle de l’immigration irrégulière (moins de la moitié de la population étrangère, qui représente un tiers de la population totale, est en situation régulière et, en 2016, 82 % des titres délivrés l’ont été à des étrangers qui étaient entrés irrégulièrement) et la part élevée que représentent les étrangers non ressortissants de l’Union européenne parmi les bénéficiaires du RSA en Guyane (43 % contre 15 % en moyenne nationale) ».
Dans leur détail, qui mérite d’être reproduit ici, les observations du gouvernement symbolisent à la perfection l’argument de la crise : « En raison, d’une part, de la longueur de la frontière avec les États étrangers limitrophes et, d’autre part, de la disparité sans équivalent des niveaux de vie d’un côté et de l’autre de cette frontière, la Guyane fait face à une pression migratoire considérable qui caractérise, y compris par rapport à l’objet des prestations de RSA dont la vocation normale est d’inciter à l’exercice d’une activité professionnelle, une différence de situation par rapport aux autres départements. En outre, la perméabilité de la frontière matérialisée par les fleuves Maroni et Oyapock rend la résidence effective des intéressés difficile à contrôler et facilite les domiciliations ayant pour seul objet de percevoir le RSA. […] L’allongement de la durée requise de détention d’une carte de séjour autorisant à travailler répond ainsi à des enjeux qui se rattachent à la maîtrise de l’immigration irrégulière et à la soutenabilité des dépenses liées à cette prestation, et tend ce faisant à préserver son objet même. L’effet attractif, dans le contexte particulier que connaît la Guyane, du système français de protection sociale et singulièrement de la prestation de RSA, détourne cette dernière de sa finalité propre : la possibilité de percevoir cette prestation cinq ans après une régularisation du droit de séjour constitue un objectif en soi pour une partie des étrangers qui entrent et se maintiennent irrégulièrement sur le territoire national en Guyane. La différence de traitement que constitue la restriction des conditions d’accès à cette prestation est ainsi en rapport direct avec l’objet de la prestation, qu’il s’agit de préserver de la dénaturation actuellement observée. La mesure étant, par ailleurs, proportionnée à l’objectif eu égard à l’ampleur des flux migratoires actuels, le grief sera écarté. »
De son côté, le Conseil a commencé par admettre l’existence de circonstances particulières permettant des adaptations au titre de l’article 73 de la Constitution. Reprenant la formulation retenue dans sa décision rendue en septembre, il a en effet relevé que « la population de la Guyane comporte, par rapport à l’ensemble de la population résidant en France, une forte proportion de personnes de nationalité étrangère, dont beaucoup en situation irrégulière » (cons. 46). Par conséquent, le Conseil n’a pas critiqué en soi l’objectif de « décourager l’immigration irrégulière en Guyane », en vue duquel le législateur peut prévoir des adaptations législatives. Toutefois, il a estimé que l’introduction d’une condition spécifique pour l’obtention du RSA, aux fins de lutter contre l’immigration irrégulière, était sans lien avec l’objet de cette prestation, à savoir « inciter à l’exercice ou à la reprise d’une activité professionnelle » (cons. 47). La différence de traitement n’était donc pas justifiée. En outre, le Conseil a relevé que la mesure aurait affecté « l’ensemble des étrangers en situation régulière, y compris […] ceux légalement entrés sur son territoire et s’y étant régulièrement maintenus de manière continue » ainsi que les « étrangers résidant en Guyane ayant résidé précédemment sur une autre partie du territoire national en ayant un titre de séjour les autorisant à travailler » (cons. 48). Le dispositif prévu par le législateur dépassait donc « la mesure des adaptations susceptibles d’être justifiées par les caractéristiques et les contraintes particulières de la collectivité de Guyane » (cons. 49). Si le Conseil censure ainsi la disposition critiquée par les députés, il réitère en parallèle sa jurisprudence constante selon laquelle le législateur peut prévoir en outre-mer, et tout particulièrement en Guyane, des adaptations législatives en lien avec la lutte contre l’immigration irrégulière. Cette ligne jurisprudentielle paraît ainsi avoir de beaux jours devant elle. Mais qu’en est-il au-delà de cette jurisprudence de crise explicite ? On peut en effet se demander quel a pu être le rôle de l’argument de la crise dans le contexte de découverte des décisions du Conseil constitutionnel.
2 – L’argument dans le contexte de découverte[93]
Ainsi que nous venons de le constater, l’argument de la crise n’apparaît explicitement dans la jurisprudence du Conseil qu’à propos des dérogations au droit des étrangers en outre-mer, et concernant la mise en place de l’espace Schengen. Toutefois, on peut formuler l’hypothèse selon laquelle, plus implicitement, l’argument de la crise influencerait le raisonnement du Conseil même lorsqu’il est formellement absent des décisions elles-mêmes. Pour s’en convaincre, il convient de s’intéresser au « portrait officieux » du juge constitutionnel[94], en particulier aux déclarations des conseillers lors des séances de délibération du Conseil[95]. Cette matière est précieuse pour saisir les considérations prises en compte par le juge constitutionnel français, au-delà du raisonnement formel présenté dans ses décisions, la plupart du temps sous la forme syllogistique[96]. En effet, il est courant pour le Conseil de prendre en considération les conséquences de ses décisions, même s’il n’en fait le plus souvent pas explicitement état dans ses décisions[97]. En l’occurrence, nous nous appuierons sur les comptes rendus de six séances de délibération qui se sont tenues entre 1980 et 1993, afin de déterminer dans quelle mesure l’argument de la crise oriente les décisions du Conseil en matière de droit des étrangers.
La première séance, en date du 9 janvier 1980, concerne l’examen par le Conseil de la loi Bonnet « relative à la prévention de l’immigration clandestine ». Si le compte-rendu ne porte aucune trace explicite de l’argument de la crise, on relève toutefois l’importance accordée par les conseillers aux chiffres et on perçoit, à partir de ces données, le ralliement implicite de certains conseillers à l’objectif du législateur de limiter le nombre d’étrangers sur le territoire français. Dans sa présentation initiale, le rapporteur Brouillet expose ainsi le « statut actuel des étrangers », puis « les conditions actuelles dans lesquelles se pose le problème de la mise à jour du statut des étrangers ». Il explique que « le statut libéral de l’ordonnance de 1945 a favorisé dans les années d’essor économique le mouvement migratoire vers la France » (p. 6). Il précise ensuite qu’« en 1946, le nombre des étrangers en France est de moins de quatre cent mille, en octobre 1976, selon une évaluation qui parait raisonnable, trois million sept cent mille étrangers étaient présents sur le territoire français ». Si le conseiller n’en tire pas de conclusion immédiate, sa présentation de la loi déférée ne remet pas en cause le diagnostic d’une immigration jugée numériquement importante voire excessive. Il note que « depuis les années 1974 (sic), la crise de l’énergie et la crise économique ont conduit à limiter l’ampleur de l’immigration » et à adopter des « mesures restrictives, souvent difficilement compatibles avec la législation en vigueur et avec la jurisprudence qui en découle ».
Lors de la discussion, le conseiller Gros, après avoir affirmé que « le droit international, cela est certain, permet à tout Etat de réglementer l’entrée et le séjour des étrangers sur son territoire », déclare qu’« actuellement, on sait qu’en France, il y a un courant quotidien d’environ cinq cent mille étrangers, il est donc tout à fait normal que le législateur veuille exercer un contrôle sur ce mouvement. » (p. 10) Le conseiller Peretti estime, quant à lui, utile de souligner un « point de fait » en précisant que « sur un plan concret, il est établi qu’environ quatre cent mille étrangers travaillent actuellement en France dans des conditions irrégulières » (p. 13). Le deuxième compte-rendu, concernant la séance du 28 juillet 1989, témoigne d’un intérêt similaire pour les chiffres. Le rapporteur Jacques Robert commence ainsi son exposé en « rappel[ant] d’abord quelques données » : « On estime la population étrangère vivant sur le territoire à 4,5 millions de personnes. Elle a augmenté de 500 000 en 10 ans et d’un quart en 15 ans. Ces chiffres sont proches de ceux d’Allemagne fédérale mais rapporté à la population totale, le pourcentage d’étrangers est supérieur en France. » Il explore ensuite brièvement les « solutions » existantes « face à ce problème » (p. 12).
La troisième séance, en date du 25 juillet 1991, portait sur la loi d’approbation de la convention d’application de l’accord de Schengen. Certaines déclarations du rapporteur Jacques Robert dans sa présentation initiale témoignent de certaines idées arrêtées concernant la réalité migratoire dans le contexte de la mise en place de l’espace Schengen. En particulier, le rapporteur aborde la question des réfugiés, qui bénéficieront au même titre que les citoyens de la libre circulation : « Mais alors la politique de reconnaissance du statut de réfugié devient une problématique qui concerne tous les Etats membres. On assiste en effet à une augmentation du nombre des demandeurs d’asile et à une dérive du droit d’asile qui de politique devient économique. Ceci induit une augmentation du taux de rejet des demandes de statut de réfugié par l’O.F.P.R.A. De 4 % en 1976, il s’est élevé à 57 % en 1985 pour dépasser 79 % en 1989. Or, environ 80 % des demandeurs d’asile déboutés demeuraient en Europe et circulaient périodiquement d’un Etat à l’autre. Le système actuel consiste pour le demandeur débouté à déposer des dossiers successifs auprès des différents Etats membres mais le risque est que chaque Etat sollicité renvoie à son voisin la responsabilité du dossier. Schengen vise à éviter cette surenchère des demandeurs d’asile et des Etats en posant le principe qu’un seul Etat sera désormais responsable de la demande et du dossier. » (p. 7-8) Ces déclarations, qui insistent sur l’augmentation du nombre de demandeurs d’asile, le nombre croissant de « déboutés » et le phénomène parfois qualifié d’« asylum shopping », ne sont pas anodines. Elles expriment, là encore, un certain ralliement au point de vue de l’Etat quant au phénomène migratoire, tout en reposant sur l’idée d’une augmentation importante du nombre d’étrangers.
Cette analyse n’est pas démentie par les propos ultérieurs du rapporteur, qui tient également à évoquer la « controverse politique » à laquelle la convention de Schengen a donné lieu : « Je rappellerai les critiques dont la convention a été l’objet, ses points obscurs et ses avantages. Les critiques : l’idée souvent émise est que nos frontières deviennent totalement perméables. Schengen ouvrirait la voie à de véritables pipe-lines d’immigration clandestine. L’Italie est pour les Africains l’antichambre de la France et les Hollandais n’aiment guère refouler les clandestins. […] J’en arrive aux avantages de cet accord qui ne s’identifie à mon sens ni à une passoire ni à une forteresse. Ce n’est pas une passoire. Je prendrai pour le démontrer les exemples de l’immigration clandestine en provenance des pays de l’Est et celui du trafic de drogue. Dès que l’Europe de l’Est a recouvré la liberté nous avons, comme nos partenaires de Schengen, supprimé le visa pour les Hongrois et pour les Tchèques. Comme par ailleurs l’Allemagne supprimait les visas pour les Polonais, la France risquait de ne plus tenir. C’est grâce à Schengen qu’une solution a été trouvée : un accord a été signé entre les six et la Pologne. Si une personne en provenance de Pologne s’installe en France sans autorisation, notre pays pourra le renvoyer en Pologne et la Pologne sera tenue de la recevoir. […] Schengen n’est pas non plus une forteresse. C’est vrai qu’il y a un renforcement aux frontières externes des contrôles, une coopération policière et pénale accrues et qu’un système informatique d’échanges de données sera mis en place. […] Schengen fournit deux instruments : d’abord, la mise en place avec nos partenaires d’une politique commune des visas ; ensuite, le renforcement des vérifications aux frontières extérieures. […] C’est une étape indispensable dans la réalisation concrète de la construction européenne. C’est une réponse concrète à de grandes menaces. Nous avons le choix entre deux solutions : soit de nous replier sur nous-mêmes, soit de favoriser l’émergence d’une attitude ferme et concertée avec nos voisins. Nous ne pouvons laisser l’Afrique et les pays de l’Est à la solitude de leur destin. Boumediene a dit : ‘Un jour, des millions d’hommes quitteront les parties méridionales pauvres du monde pour faire irruption dans les espaces relativement accessibles qui sont à la recherche de leur propre identité’. » (p. 12-13). Si ces éléments sont apportés en réponse à certains des griefs soulevés par la saisine des parlementaires, ils demeurent instructifs sur la perspective du rapporteur, qui entend répondre amplement à l’argument de la « perméabilité des frontières », qu’il n’estime pas superflu.
Lors de la séance du 24 février 1992, le Conseil examine la constitutionnalité des « zones de transit ». Si le Conseil décide finalement de censurer la disposition du fait que le législateur n’a pas prévu l’intervention de l’autorité judiciaire dans les meilleurs délais, le compte-rendu de la séance de délibération fait état d’hésitations de la part de certains conseillers. Tout d’abord, on relève que le rapporteur Jacques Robert commence à nouveau son exposé par un rappel des chiffres : « Chaque année, 8 000 étrangers débarquent de compagnies de transport, en situation irrégulière. » Il rappelle aussi qu’une procédure de régularisation est en cours depuis le mois de juillet : 50 000 « déboutés du droit d’asile » auraient déposé un dossier en préfecture, dont 20 500 traités et 13 500 ayant reçu un avis défavorable. Le conseiller note à cet égard que les étrangers concernés ont accès à un recours, mais qu’en tout état de cause l’« expulsion massive [est] impossible » (p. 1). Par la suite, lors de la discussion, le conseiller Edgar Faure semble pour sa part admettre l’argument de la crise : « C’est vrai qu’il n’y a eu que 860 demandes d’asile en 1990, mais quatre ans plus tôt elles n’étaient que 40 ; la courbe va croissant, parce que les réfugiés ont appris qu’en faisant jouer cette clause, le délai courait au-delà duquel on ne pouvait plus leur refuser l’entrée… Il y a une espèce de détournement de procédure… Si nous censurons malgré tout, étant donné 1’ordre du jour chargé des prochaines sessions parlementaires et les échéances électorales, je redoute que l’on ne puisse remettre les choses en ordre avant longtemps… Et entre-temps nos frontières maritimes et aéroportuaires deviendront de véritables passoires, sans qu’il y ait beaucoup de moyens d’aller là contre… » (p. 15).
Le conseiller Latscha relève lui aussi les chiffres : « de tous les documents qui ont été mis à notre disposition, il résulte que les demandeurs d’asile sont passés de 40 à 800… Il faut mettre les choses dans leurs proportions… » Dans ce contexte, le conseiller se dit « extrêmement partagé » : « il y a notre fonction de gardiens du droit, mais nous sommes devant une situation hybride, où la notion de zone de transit est très importante… » (p. 16) Le président Robert Badinter, quant à lui, tente de recadrer le débat en laissant de côté ces considérations : « S’agissant des intéressés, il est bon de le rappeler, il y a ceux qui, sans visa, ne sont pas autorisés à pénétrer sur le territoire français et puis, ceux qui demandent l’admission au titre de l’asile. Il y a donc deux catégories ; elles ne sont pas, de loin, dans la même proportion ; mais n’y en aurait-il que 10 pour 10 000, que cela ne changerait rien… Nous devons nous interroger sur la nature de la mesure prise. » (p. 19)
Lors de la séance du 5 août 1993, le Conseil se penche sur une loi modifiant le code de procédure pénale en vue d’élargir les possibilités de contrôles d’identité, notamment dans une zone frontalière de vingt kilomètres, pouvant éventuellement être étendue à quarante kilomètres par l’autorité administrative. Le rapporteur Rudloff propose plusieurs solutions, dont d’une part la censure totale, et d’autre part une « variante » consistant à admettre les contrôles dans la zone de vingt kilomètres, tout en censurant l’extension à quarante kilomètres, notamment en raison de la délégation trop large conférée à l’autorité administrative. Lors de la discussion, la conseillère Noëlle Lenoir s’oppose à la censure totale, sur le fondement d’un raisonnement qui semble s’appuyer sur l’argument de la crise : « On est confronté à la seule disposition vraiment innovante de tout ce texte. Il est évident que certains pays peuvent se voir très rapidement envahis, et ils le seront d’autant plus que d’autres pays, signataires des accords de Schengen ont des frontières perméables. Regardez ce qui se passe en Grèce. Alors je suis très favorable à la variante. » (p. 21)
Le président Badinter se montre davantage circonspect : « Mon sentiment, c’est que le type de difficultés revient toujours. Nos successeurs sont confrontés au même problème : 20, 40 km ! Il me semble quand même que tout ce dispositif représente un palier supplémentaire. Pourquoi ? Parce que tout le monde est concerné par ce contrôle et d’autre part parce qu’il s’agit de présenter tous les titres. Ce n’est pas seulement le contrôle d’identité au sens classique, mais aussi bien d’autres titres, que le Gouvernement a d’ailleurs mentionnés dans ses réponses. Bien entendu, au premier rang le contrôle portera sur les étrangers, du fait même de la convention de Schengen. Mais ce contrôle est déjà possible : le code des douanes, la réglementation spéciale relative aux immigrés, ou aux clandestins… Tout cela existe déjà. Nous sommes ici largement confrontés à des fantasmes une fois encore, à une sorte d’obsession. Seule est spécifique la situation des ports et des aéroports. La valeur de l’Etat de droit a perdu une partie de sa force, dès lors qu’on est dans une zone frontalière. Reste la question spécifique des 20 km. Tout ceci, je le dis, me paraît bien étrange. On va lever les barrages aux frontières pour les installer 20 km plus loin. Mais ce sera insuffisant. Un vrai clandestin passera toujours entre les mailles du filet. Si nous censurons les 20 km supplémentaires, on risque de voir revenir une disposition fixant la zone à 30 km. Il me semble que la justification est l’existence même de la frontière. Il me paraît difficile de motiver sur la distance. 20, 30, 40 km, ce n’est pas cela qui importe. Ce qui importe, c’est la manière dont cette zone est fixée. L’autorité administrative, en toute hypothèse, n’est pas démunie de moyens et il semble nécessaire de mettre un point d’arrêt. » (p. 21)
Enfin, lors de la séance des 12 et 13 août 1993, le Conseil se penche sur la loi Pasqua « relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France ». Prévoyant de nombreuses restrictions aux droits des étrangers, cette loi a vu plusieurs de ses dispositions censurées. Elle intervient dans un contexte de crispations autour de la question migratoire, ce qui explique peut-être, ici aussi, des prises de position davantage marquées de la part des conseillers. Le rapporteur Jacques Robert commence d’ailleurs par évoquer un « contexte émotionnel, souvent oppressant et véhiculant les pensées les plus ambigües comme les plus contradictoires », tout en soulignant qu’« une grande responsabilité pèse sur nous et nos problèmes de conscience ont été, sont et seront sans doute encore nombreux » (p. 1). Lors de son long exposé initial, il rappelle une série de données pour montrer qu’« en 1992, n’en déplaise à certains, chacun des 12 Etats de la Communauté économique européenne est une terre d’immigration ». Ainsi, il semble plutôt réfuter les anxiétés sociétales autour d’une présence supposément excessive et menaçante d’étrangers en France : « il serait […] utile de calmer le jeu en ne faisant pas des émigrés les boucs émissaires de tous les maux dont souffrent les sociétés modernes. Il ne sert à rien de dépeindre la population émigrée, notamment maghrébine, comme une cohorte dangereuse de travailleurs affamés, instigateurs de violence et de répandre l’idée que toute immigration est un relai inespéré pour les revendications politiques et religieuses servies par des terroristes de tous bords… De la même manière, il serait extrêmement néfaste et injuste de pratiquer un amalgame – trop facile – entre l’immigration et le trafic de drogues, qui conduirait à considérer que la sécurité des Français est menacée par la présence d’une forte population étrangère. Il faut [en outre] poser clairement et simplement – sans la passionner ni en mésestimer l’importance – la fondamentale question de l’‘identité nationale’. Nul ne peut aujourd’hui se contenter de l’affirmation couramment colportée – que si les étrangers deviennent trop nombreux en France, ils porteront une atteinte insupportable à l’identité française. » (p. 7-8).
A la fin de sa présentation, Jacques Robert évoque la nécessité de « montrer à la fois beaucoup de prudence et beaucoup de compréhension » : « De la prudence car il est vrai que l’anarchie des flux migratoires peut mettre en péril l’équilibre et la stabilité du pays en suscitant des réactions impulsives d’hostilité ou en entretenant, ce qui est encore plus pernicieux, une xénophobie latente qui ne se nourrit que de l’ignorance des problèmes. De la compréhension à l’égard d’hommes venus d’ailleurs qui n’ont sans doute pas eu la chance, partagée par beaucoup, de naître et de vivre dans un pays ou dans une famille que n’assaillait aucun problème d’identité ou de subsistance ». Le conseiller termine par une injonction d’ouverture vis-à-vis de l’étranger : « A défaut de pouvoir ou de vouloir tous les élever – au plan juridique – à la condition de citoyen, tâchons de les élever à la conscience et à la dignité de cette citoyenneté. Donnons, dans la mesure où la Constitution nous le permet, force à l’expérience de celui qui se vit souvent comme un exclu, un marginal ou un maudit. » (p. 28-29). A peine ouverte la discussion, le président Robert Badinter abonde dans son sens : « Il faut faire attention car c’est un domaine – les étrangers – où règne la démagogie ambiante. Le droit des étrangers finit par s’intégrer dans le droit sécuritaire. C’est très dommageable. […] Notre décision doit s’accrocher à des principes clairs même si la tâche ne nous sera pas facile. Il est toujours difficile de ne pas aboyer avec la caravane des démagogues mais nous nous y attacherons. » (p. 29).
Une partie importante de la discussion porte ensuite sur une disposition prévoyant des vérifications d’identité visant spécifiquement les étrangers, dont plusieurs conseillers estiment qu’elles sont discriminatoires. A cet égard, le président Badinter semble anticiper l’argument d’une crise à craindre en cas de censure de la disposition en question : « Si nous censurons, je vois déjà les commentaires. Le Conseil constitutionnel a commencé par interdire les contrôles généralisés et discrétionnaires et par là, il gêne l’action de la police. Aujourd’hui, il interdit les contrôles spécifiques aux étrangers. La France est livrée aux immigrés. Ou alors nous avons intérêt à affûter nos plumes pour défendre la décision en sortant de l’obligation de réserve. D’accord, si nous faisons cela, nous aurons dit ce que nous avons sur le cœur, à savoir que ces contrôles sont racistes. » (p. 37) Finalement, le Conseil adopte, en guise de compromis, une interprétation neutralisante qui indique que les vérifications doivent s’effectuer sans discrimination. Plus tard dans la discussion, sur les dérogations prévues en outre-mer, que nous avons déjà abordées plus haut, Jacques Robert estime qu’il « n’y a rien d’intéressant sur cet article », car ce dernier « se borne à aménager des procédures administratives et prévoit que les modalités particulières peuvent être justifiées par l’état des flux migratoires dans certaines zones ». Il considère donc que « ces dispositions ne sont pas contraires à la Constitution » (p. 50). Aucun débat n’a lieu et la conformité est votée à l’unanimité. Enfin, la séance termine sur les restrictions apportées à certaines aides sociales, dont l’aide à domicile aux personnes handicapées, qui ne sont désormais plus accessibles aux étrangers en situation irrégulière. A ce sujet, le conseille Abadie demande « une précision » : « Est-ce que pour les autres formes d’aide sociale qui sont allouées par les collectivités locales, il y a des conditions d’entrée ? Il faut faire attention à la solution que vous proposerez, sinon on va assister à une entrée d’handicapés et d’invalides qui vont venir en France uniquement pour demander ces prestations. » (p. 84-85).
S’ensuit une discussion autour des implications financières de la décision envisagée du Conseil. Le conseiller Fabre demande : « Combien y a-t-il d’étrangers en situation irrégulière ? ». Les conseillers Faure et Abadie répondent : « C’est extrêmement variable, les chiffres se situent entre 300 000 et 1 million. ». Le conseiller Fabre interroge à nouveau ses collègues : « Combien y en a-t-il sur cette population qui peuvent bénéficier de la mesure ? ». Le conseiller Faure répond : « Pour le moment, il y en a très peu. Mais à partir du moment où vous aurez censuré la mesure et notamment le membre de phrase ‘à condition qu’elles justifient d’un titre exigé des personnes étrangères pour séjourner régulièrement en France’, vous allez voir arriver des masses de gens pour bénéficier de toutes les formes d’aide sociale. » Sans nécessairement partager cet avis, le président Badinter s’interroge tout de même sur « le nombre de personnes concernées par la mesure » (p. 86), tout en expliquant qu’il ne « veu[t] pas qu’on puisse nous dire que nous avons été laxistes, ce serait aller contre le Parlement et contre l’opinion publique » (p. 87). En fin de compte, la disposition est déclarée conforme sous une réserve d’interprétation dont la portée apparaît fort limitée[98]. L’argument de la crise semble donc avoir joué ici un rôle non négligeable, même s’il n’a pas empêché le Conseil de censurer d’autres dispositions de la loi déférée. Notre parcours jurisprudentiel ne s’arrête, quoi qu’il en soit, pas ici puisque l’argument de la crise ne s’est pas cantonné à l’aile du Palais Royal donnant sur la rue de Montpensier.
B – La prise en compte de la crise par le juge administratif
L’argument de la crise migratoire a également pu prospérer du côté de la rue Saint-Honoré. Le Conseil d’Etat a en effet accepté de prendre en compte les contextes d’« afflux massif » et les « difficultés rencontrées par l’administration », que ce soit sur le plan des contrôles aux frontières (1.) ou concernant les conditions d’accueil des demandeurs d’asile une fois admis sur le territoire français (2.).
1 – L’argument quant aux contrôles aux frontières
Tout d’abord, l’argument de la crise a pu être invoqué avec succès dans un litige portant sur l’instauration par les autorités françaises d’une obligation de visa de transit aéroportuaire (VTA) pour les ressortissants syriens à partir de 2013. On sait, de manière générale, que le visa est un outil de « police à distance » ou encore d’interception administrative des étrangers, puisqu’il permet de barrer l’accès au territoire en amont, notamment à ceux susceptibles de demander l’asile à la frontière ou une fois sur le territoire[99]. En particulier, le VTA vise à éviter que les étrangers de certaines nationalités ne transitent par le pays concerné, de crainte pour l’administration de devoir traiter leur demande d’admission sur le territoire au titre de l’asile et, le cas échéant, d’y donner une suite favorable. Depuis 2009, cet outil est réglementé par l’article 3 du code des visas, qui prévoit une liste commune de pays tiers dont les ressortissants sous soumis à l’obligation de VTA[100], tout en permettant aux Etats membres d’imposer l’obligation de VTA à d’autres pays tiers « en cas d’urgence due à un afflux massif de migrants clandestins ». En janvier 2013, par une décision non publiée, la France a décidé d’ajouter la Syrie à sa liste nationale des pays soumis à l’obligation de VTA.
Pour les associations françaises de défense des droits des étrangers, cet ajout posait nécessairement question, car les ressortissants syriens qui se présentent aux frontières françaises à l’occasion d’un transit par un aéroport international français demandent presque systématiquement l’asile. L’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé) et le Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s (Gisti) ont donc formé un référé-liberté contre la décision des autorités françaises, à ce stade implicite puisque non encore formalisée. Dans une ordonnance du 15 février 2013, le Conseil d’Etat a néanmoins considéré que « sans porter par elle-même aucune atteinte au droit fondamental qu’est le droit d’asile, l’obligation de disposer d’un tel visa répond à des nécessités d’ordre public tenant à éviter, à l’occasion d’une escale ou d’un changement d’avion, des afflux incontrôlés de personnes qui demanderaient l’admission sur le territoire au titre de l’asile ainsi que le détournement du transit aux seules fins d’entrée en France »[101]. Le Conseil d’Etat a notamment estimé que le critère d’« urgence due à un afflux massif de migrants clandestins » était rempli du fait « qu’après la fermeture du consulat de France à Damas, plusieurs centaines de ressortissants syriens se sont présentés dans les consulats des pays limitrophes, notamment l’Egypte, la Jordanie et le Liban, pour demander des visas de court ou de long séjour » et « que le nombre des demandes d’asile présentées par des ressortissants syriens est passé de 20 en 2010 à 54 en 2011 et 180 en 2012 ».
Le Conseil d’Etat a ensuite réitéré sa position en référé-suspension en mars 2013[102] puis sur le fond en juin 2014[103]. Dans cette dernière décision, le Conseil d’Etat a considéré à nouveau remplie la condition d’« urgence due à un afflux massif de migrants clandestins », dans la mesure où « en raison du conflit en cours en Syrie, qui a entraîné un important exode de population vers les pays voisins, un nombre important et sans cesse croissant de ressortissants syriens, principalement en provenance du Liban et de Jordanie et devant, en principe, seulement transiter par la zone internationale de transit des aéroports français, a tenté, à compter de l’année 2012, d’entrer irrégulièrement sur le territoire français à l’occasion de ce transit ». Il a également noté que la même situation avait « conduit plusieurs autres Etats membres de l’Union européenne, notamment la Belgique, la République tchèque, l’Allemagne, la Grèce, l’Espagne, l’Italie, les Pays-Bas et l’Autriche, à prendre une décision identique ». Enfin, le Conseil d’Etat n’a pour sa part constaté aucune atteinte au droit d’asile, ni au droit à la vie ou au droit à ne pas être soumis à la torture ou à des traitements inhumains et dégradants. Par sa décision, le Conseil a définitivement légitimé le VTA sur le fondement de la crainte d’« afflux incontrôlés de personnes qui demanderaient l’admission sur le territoire au titre de l’asile »[104]. C’est donc ici encore la crainte d’une crise migratoire qui a mené à une conception restrictive des droits des étrangers, privilégiant ainsi l’impératif de fermer les frontières au plus grand nombre, y compris à celles et ceux qui fuient les pires atrocités de la guerre.
L’argument de la crise a également justifié des pratiques limitant l’accès au territoire français au niveau de la frontière franco-italienne, où l’Anafé et le Gisti ont constaté dès 2011 des contrôles d’identité discriminatoires et permanents[105]. Face à l’intensification de ces pratiques en 2015, en particulier au niveau des Alpes-Maritimes, l’Anafé, le Gisti, la Cimade et l’Association des avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE) ont saisi le Conseil d’État en référé-liberté afin de faire cesser les contrôles d’identité a priori contraires aux dispositions du code frontières Schengen et portant des atteintes graves à plusieurs libertés fondamentales, en particulier le droit constitutionnel d’asile, la liberté de circulation et le droit de ne pas faire l’objet de discriminations. Le Conseil a toutefois estimé qu’« il ne ressort[ait] ni des pièces des dossiers, ni des informations données au cours de l’audience que ces contrôles, par leur ampleur, leur fréquence et leurs modalités de mise en œuvre, excèderaient manifestement le cadre défini par ces dispositions et procéderaient ainsi d’une décision du ministre de l’intérieur ou d’une autre autorité nationale, de rétablir à la frontière franco-italienne un contrôle permanent et systématique »[106]. Le juge des référés a préféré attribuer les « nombreux contrôles d’identité ou de titres de séjour ou de circulation » dans les Alpes-Maritimes à « un afflux particulièrement important de migrants de divers pays et provenant d’Italie ». Implicitement, cet afflux justifierait ainsi à lui seul les contrôles d’identité de plus en plus fréquents et ciblant exclusivement les « personnes d’apparence migrante », sans que ces contrôles ne puissent s’apparenter à un rétablissement illégal des contrôles aux frontières intérieures, ni à une violation du droit d’asile.
En juillet 2017, le Conseil d’Etat a été amené à se prononcer à nouveau sur les contrôles pratiqués à la frontière franco-italienne, cette fois sur la détention ad hoc d’étrangers non admis à la frontière[107]. Des associations avaient pu constater que les autorités françaises, dans le cadre du rétablissement des contrôles aux frontières intérieures depuis novembre 2015, utilisaient des locaux de la police aux frontières à Menton comme lieu d’enfermement ad hoc en dehors de tout cadre légal. Ce point n’était d’ailleurs pas véritablement contesté à partir du moment où un commandant de la police aux frontières avait lui-même désigné ce lieu auprès d’associations comme une « zone de rétention provisoire pour personnes non admises ». Or, le Conseil d’Etat n’a finalement retenu aucune atteinte à la liberté personnelle, en considérant que cette privation de liberté, même si elle n’entrait pas dans le cadre de la zone d’attente ou de la rétention administrative, était nécessaire aux fins de vérification aux frontières, et qu’elle pouvait être admise pour « le temps strictement nécessaire à ces opérations »[108]. Le Conseil a souligné à cet égard que « s’il appartient aux autorités compétentes de prendre toutes les mesures utiles pour que ce délai soit le plus réduit possible, il convient également de tenir compte, à cet égard, des difficultés que peut engendrer l’afflux soudain d’un nombre inhabituel de personnes en un même lieu et des contraintes qui s’attachent à l’éventuelle remise des intéressés aux autorités de l’Etat frontalier ». Une fois de plus, « l’afflux » a donc justifié des dérogations importantes aux droits fondamentaux aux frontières françaises[109]. Un même constat s’impose pour les étrangers sur le territoire.
2 – L’argument quant aux conditions d’accueil
L’argument de la crise a également intégré la jurisprudence du Conseil d’Etat en ce qui concerne les conditions d’accueil dont les demandeurs d’asile sont censés bénéficier une fois admis sur le territoire français. Dans un premier temps, en juin 2008, le Conseil d’Etat avait reconnu le droit des demandeurs d’asile à des conditions matérielles décentes, c’est-à-dire le « droit, dès le dépôt de leur demande et aussi longtemps qu’ils sont admis à se maintenir sur le territoire d’un Etat membre, à bénéficier de conditions matérielles d’accueil comprenant le logement, la nourriture et l’habillement ainsi qu’une allocation journalière »[110]. A partir de mars 2009, le juge des référés avait considéré que le droit aux conditions matérielles décentes constituait une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative[111]. Cette jurisprudence permettait notamment aux demandeurs d’asile de faire valoir leur droit à un hébergement. Cependant, dès l’année suivante, le Conseil d’Etat a considérablement restreint le droit aux conditions matérielles décentes[112]. Dans une ordonnance du 13 août 2010, il a considéré, d’une part, que « le caractère grave et manifestement illégal d’une telle atteinte s’apprécie en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente ». D’autre part, il a estimé nécessaire, pour qu’une telle atteinte soit constatée, que la privation des conditions d’accueil « comporte en outre des conséquences graves pour le demandeur d’asile, compte tenu notamment de son âge, de son état de santé ou de sa situation de famille »[113].
A travers la prise en compte des moyens dont dispose l’administration, l’argument de la crise migratoire se voit implicitement pris en considération. En effet, il devient possible pour l’administration de faire valoir une situation exceptionnelle, qui se caractérise désormais par le fait qu’elle dépasse ses moyens actuels. En d’autres termes, les moyens déployés par l’administration deviennent l’étalon permettant d’évaluer si une situation migratoire est exceptionnelle. Ce raisonnement neutralise bien entendu tout changement d’ampleur. Il se contente au contraire de maintenir en place un sous-dimensionnement structurel du dispositif d’accueil des demandeurs d’asile[114]. Par ailleurs, dès novembre 2010, le juge des référés du Conseil d’Etat est allé encore plus loin en acceptant que « lorsque les capacités de logement normalement disponibles sont temporairement épuisées » et à défaut de « possibilités d’hébergement » dans d’autres régions, l’administration peut « recourir à des modalités d’accueil sous forme de tentes ou d’autres installations comparables »[115]. Ainsi, ce sont à nouveau les moyens que l’administration a décidé d’investir – ou plutôt de ne pas investir – dans le dispositif d’accueil qui servent à évaluer le respect du droit à des conditions matérielles décentes. Il suffit alors pour l’administration d’invoquer la saturation pour que des tentes deviennent des « modalités d’accueil » acceptables.
Malgré la jurisprudence davantage protectrice de la CJUE en matière de conditions d’accueil[116], le Conseil d’Etat a depuis 2010 rendu de très nombreuses ordonnances refusant de faire droit aux requêtes en référé-liberté de demandeurs privés de conditions d’accueil décentes. Le Conseil accepte presque systématiquement l’argument de l’administration quant à la saturation du dispositif et aux difficultés liées à un afflux de demandeurs d’asile. Ainsi, par exemple, dans une ordonnance du 27 avril 2018, le Conseil d’Etat rejette la requête d’une femme isolée accompagnée d’un bébé de seize mois[117]. D’une part, sur l’atteinte alléguée au droit d’asile, le Conseil relève que « le nombre de demandeurs d’asile en attente d’être reçus au guichet unique pour l’enregistrement de leur demande est en forte hausse » et « qu’en dépit d’un renforcement des services préfectoraux, l’afflux des demandeurs d’asile rend plus difficile de satisfaire les demandes » dans les Alpes-Maritimes. D’autre part, sur l’atteinte alléguée au droit à l’hébergement d’urgence, le Conseil considère que « si la requérante est accompagnée d’un enfant de seize mois, il n’est pas établi qu’elle présente une situation de vulnérabilité particulière lui conférant une priorité sur d’autres demandeurs d’asile avec enfants alors qu’il est constant que les capacités d’hébergement d’urgence sont saturées tant localement que nationalement, et il ne résulte pas davantage de l’instruction que la requérante et son enfant seraient, pour regrettable que soit leur situation, confrontés à des problèmes de santé tels qu’ils devraient être regardés comme étant dans un état de détresse médicale de nature à révéler une carence caractérisée de l’administration révélant une atteinte manifestement illégale au droit à l’hébergement d’urgence ».
Le Conseil a depuis rejeté plusieurs autres demandes sur le fondement de l’augmentation du nombre de demandeurs d’asile et la saturation des dispositifs d’accueil et d’hébergement d’urgence dans les Alpes-Maritimes, laissant ainsi entrevoir le sous-dimensionnement structurel du système et l’action insuffisante de l’administration en la matière[118]. Si l’on en croit la jurisprudence des derniers mois, le dispositif est également saturé dans les départements du Nord[119], de la Saône-et-Loire et du Bas-Rhin[120]. Par une ordonnance du 26 février 2019, le Conseil a ainsi rejeté la requête d’un couple accompagné d’un enfant de dix ans, relevant entre autres que « 2 747 familles composées de deux adultes et d’un enfant, comme celle des requérants, sont actuellement en attente d’un hébergement en qualité de demandeurs d’asile en France, dont 132 dans le seul département du Bas-Rhin »[121]. Par une ordonnance du 17 avril 2019, le Conseil d’Etat a noté, pour rejeter la demande la demande d’une autre famille, « que dans le seul département de Saône-et-Loire, 16 familles composées de deux adultes et d’un enfant sont à ce jour en attente d’une place en hébergement dédié pour demandeurs d’asile » et « que le département de Saône-et-Loire dispose de 969 places d’accueil pour demandeurs d’asile, soit 89 % de plus qu’en 2016, dont 201 places en HUDA (hébergement d’urgence des demandeurs d’asile) et que l’ensemble de ces structures sont saturées, le taux de remplissage avoisinant les 100 % »[122]. Enfin, il a relevé « que le dispositif d’hébergement d’urgence dans le département est saturé, dès lors que malgré l’augmentation de 20 % du nombre de places depuis le 1er novembre 2018, 705 ménages ont sollicité le 115 et que, depuis le 18 février dernier, 77 personnes ayant sollicité le 115 sont sans proposition d’hébergement ». A la lecture de ces ordonnances, on ne peut qu’être frappé et horrifié par les constats répétés du juge administratif qui, au lieu d’inciter l’administration à assumer ses obligations, l’en dispense sur fond de crise permanente.
Le panorama de cette jurisprudence de crise du Conseil d’Etat ne serait pas ici complet sans aborder en dernier lieu la jurisprudence d’exception dont l’outre-mer s’est vu doté une fois de plus. Par une ordonnance du 7 novembre 2016, le Conseil a ainsi admis la possibilité pour la préfecture du département de Guyane de suspendre pendant plusieurs mois l’enregistrement des demandes d’asile[123]. Pour rejeter la requête en référé-liberté des associations, le Conseil a retenu l’argument tiré de l’« afflux exceptionnel de demandes d’asile en Guyane ». Il a noté à cet effet que « la Guyane connaît depuis le début de l’année 2016 une augmentation considérable du nombre des demandes d’asile, présentées principalement par des personnes de nationalité haïtienne » et que « 4 687 demandes ont ainsi été enregistrées de janvier à août 2016, soit trois fois plus que sur la même période en 2015 et huit fois plus que sur la période correspondante de 2014 ». Il a considéré qu’« une hausse de cette importance, qui avait en outre un caractère imprévisible, a entraîné une profonde désorganisation du dispositif mis en place par l’Etat, l’Office français d’immigration et d’intégration et la Croix Rouge », le guichet unique d’accueil n’étant plus « en mesure de faire face à ses tâches ». Ainsi, alors que rien n’autorisait a priori une telle suspension de l’enregistrement des demandes de protection internationale, le juge des référés a estimé que la décision de l’administration n’avait pas porté une atteinte grave et manifeste au droit d’asile dès lors que, « confrontée à une situation d’une exceptionnelle difficulté, l’administration a certes suspendu l’examen des demandes d’asile auquel elle est tenue de procéder, mais elle l’a fait à titre provisoire, de manière à pouvoir assurer, dans des délais raisonnables et au plus tard le 1er décembre prochain, une réorganisation complète de son dispositif ». Le Conseil a également retenu, pour justifier sa décision, « la possibilité [maintenue] d’examiner des demandes présentées par des personnes présentant une vulnérabilité particulière ».
On ne peut que s’inquiéter vivement des dangereux précédents que fixe le Conseil d’Etat par cette décision et ses dizaines d’ordonnances rejetant les requêtes en référé-liberté de demandeurs d’asile souvent en situation de dénuement extrême. Pour l’heure, la seule limite posée par le Conseil d’Etat à l’argument de la crise concerne, semble-t-il, l’accueil des mineurs isolés. Par une ordonnance du 25 août 2017, le juge des référés a ainsi rejeté l’argument du département de l’Isère tiré de « l’afflux exponentiel des demandes » de prise en charge de mineurs isolés[124]. Il a considéré que « si le département fait état d’une augmentation sensible des moyens consacrés en 2017 à cette mission, à hauteur de 9,5 millions d’euros, alors que le nombre de places d’hébergement dédiées à cet accueil d’urgence atteint environ 300, cette collectivité, dont le budget pour 2017 s’établit à plus de 1,5 milliards d’euros, n’apporte pas d’élément permettant d’établir que l’augmentation de ces capacités d’hébergement et l’accélération des procédures d’évaluation, en vue de respecter les obligations qui pèsent sur elle en application des articles L. 223-2 et R. 221-1 du code de l’action sociale et des familles, excèderait ses moyens dans une mesure qui justifierait son refus d’exercer cette responsabilité, alors d’ailleurs que le coût des cinq premiers jours de prise en charge et d’évaluation de chaque mineur lui est remboursé par le Fonds national de la protection de l’enfance ». On peut néanmoins s’interroger sur la formulation retenue, qui semble laisser entendre que « l’augmentation des capacités d’hébergement et l’accélération des procédures d’évaluation » pourrait dans d’autres cas « excéder les moyens » d’un département « dans une mesure qui justifierait le refus d’exercer cette responsabilité ». Le Conseil d’Etat n’a donc pas entièrement fermé la porte à l’argument de la crise, même si le seuil semble plus difficile à franchir que dans le cas des demandeurs d’asile. En témoignent trois ordonnances du 25 janvier 2019, qui rejettent les arguments financiers du département d’Indre-et-Loire concernant la prise en charge de mineurs isolés[125].
Conclusion : la crise, élément clé de l’imaginaire juridique sur l’étranger
Etymologiquement, la crise – du grec ancien, κρίνω – renvoie à une action de décision et de jugement, ainsi qu’au fait de séparer et de distinguer. On retrouve incontestablement ces deux dimensions dans notre analyse. D’une part, l’argument de la crise migratoire renvoie bien à un moment considéré comme décisif pour la communauté d’accueil, appelant à une réponse exceptionnelle. Ainsi que cela a été le cas à partir de 2015 au niveau européen, cet instant décisif peut se cristalliser autour d’une véritable panique morale[126], dont le droit n’est pas à l’écart et qu’il contribue à exprimer sous des formes plus ou moins édulcorées. Si, comme nous l’avons vu, l’argument de la crise précède largement la crise déclarée en 2015, celui-ci s’est trouvé exacerbé dans le raisonnement des cours suprêmes à partir de ce moment. La panique morale récente ne fait alors qu’exprimer des anxiétés de longue date, qui rejaillissent à la surface de temps à autre sous l’impulsion d’événements déclencheurs[127]. On constate d’ailleurs que ces anxiétés peuvent orienter la jurisprudence des cours suprêmes dès les premières affaires traitant de la question migratoire, ainsi que nous l’avions relevé en introduction à propos des Etats-Unis.
D’autre part, et cette seconde dimension n’est pas sans lien avec la première, l’argument de la crise migratoire accroît la distinction entre les nationaux et les étrangers, justifiant des limites toujours plus importantes aux droits des étrangers. En ce sens, l’idée de crise migratoire s’inscrit dans un univers symbolique de longue date, qui repose sur la construction de l’étranger comme un sujet de droits distinct, à certains égards exclu des garanties fondamentales dont bénéficient les nationaux. En 1985, dans son magistral ouvrage Etrangers : de quel droit ?, la professeure Danièle Lochak concluait déjà que « les étrangers, plus souvent objets de la réglementation que sujets de droit, soumis à un droit d’exception et perpétuellement en sursis, apparaissent comme les exclus de l’Etat de droit »[128]. Cette affirmation reste manifestement d’actualité à partir du moment où la rhétorique de la crise migratoire parvient, tout particulièrement dans les années 2010, à fissurer dans nos tribunaux certains des principes les plus fondamentaux de notre Etat de droit.
Tout porte alors à penser qu’au même titre que le droit est une « manière distincte d’imaginer le réel »[129], la jurisprudence de crise est une manière distincte d’imaginer l’étranger et, avec lui, la communauté nationale[130]. A cet égard, l’argument de la crise migratoire peut exprimer, d’une part, la perception de l’étranger comme un Autre menaçant et envahisseur, et d’autre part, l’égarement profond des communautés nationales en Europe, qui s’imaginent être les victimes innocentes de phénomènes migratoires sans jamais envisager sérieusement leur part de responsabilité dans les facteurs qui poussent les individus à migrer[131]. Ainsi, on ne peut qu’acquiescer à nouveau lorsque Danièle Lochak affirme que « l’étranger, l’exclu par excellence puisque exclu par essence, est […] plus qu’un symbole : un symptôme, le signe révélateur de la vraie nature d’une société. La présence de l’étranger permet d’éprouver la tolérance, l’ouverture à l’autre d’une communauté humaine, de tester l’authenticité et la solidité de ses valeurs ; elle la contraint à expliciter le principe de sa cohésion et fait apparaître comment, en pensant l’autre, elle se pense elle-même. »[132] Au fond, à travers l’argument de la crise migratoire, ce sont les questions de l’altérité et de l’hospitalité qui se posent aux sociétés européennes. Or, la crise laisse supposer que la présence de l’étranger est anormale et seulement temporaire[133]. Elle crée l’illusion que l’immigration est un phénomène passager, exceptionnel dans le temps et dans l’ampleur. Tout ceci justifie alors, dans l’esprit des juges, que l’étranger ne puisse rejoindre pleinement la communauté imaginée des sujets de droits.
Pourtant, cet imaginaire de la crise n’a rien d’inéluctable. Il est au contraire profondément contingent. Pour s’en convaincre, on peut s’éloigner, un instant, du Vieux Monde et du Nord Global pour observer comment la Colombie réagit à l’arrivée récente de plus d’un million de Vénézuéliens sur son territoire[134]. Si sa réponse peut légitimement susciter quelques critiques, elle correspond globalement à un miroir inversé des politiques migratoires européennes[135]. Au-delà des régularisations massives opérées par l’administration[136], la jurisprudence de la Cour constitutionnelle colombienne montre qu’une autre voie est possible, y compris dans un contexte considéré par les autorités comme une crise. Dans deux arrêts, l’un du 15 novembre 2017 (SU677/17) et l’autre du 1er juin 2018 (T-210/18), la Cour s’est penchée sur des recours (actions de tutelle) déposés contre l’administration par des ressortissants vénézuéliens en situation irrégulière qui se plaignaient de ne pas pouvoir accéder gratuitement à des services de santé du fait de leur statut administratif. La Cour s’est ici appuyée sur la situation de crise humanitaire pour renforcer la protection du droit à la santé dont peuvent se prévaloir les ressortissants vénézuéliens présents sur le territoire colombien, même lorsqu’ils sont en situation irrégulière.
En particulier, la juridiction constitutionnelle a insisté sur le devoir de solidarité de la communauté nationale tiré des articles 1 et 95 de la Constitution de 1991. Dans la seconde affaire, la Cour a également relevé les difficultés actuelles des ressortissants vénézuéliens pour obtenir de leur pays un passeport, afin d’en déduire que les règles migratoires colombiennes compliquent en pratique l’accès à la régularisation de leur statut, ce qui rend ensuite impossible leur affiliation au système de sécurité sociale et donc leur accès à des soins[137]. Si certaines décisions ultérieures n’ont pas repris cette jurisprudence et se sont montrées moins sensibles au sort des ressortissants vénézuéliens en situation irrégulière[138], il n’en demeure pas moins qu’aucune décision ne s’est appuyée sur les « difficultés de l’administration » colombienne ou « l’afflux massif » des Vénézuéliens pour restreindre leurs droits. Ce contraste saisissant entre les jurisprudences européenne et colombienne nous permet de conclure que, quelle que soit la démarche adoptée face à l’argument de la crise (ignorance, rejet, prise en compte pour limiter ou renforcer la protection des droits), celle-ci procède d’un choix délibéré du juge, qui loin d’être neutre, traduit une certaine conception de l’étranger et de l’hospitalité qui doit lui être réservée.
[1] The Guardian, « EU Declares Migrations Crisis Over as It Hits Out as Fake News », 6 mars 2019.
[2] Commission européenne, « Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social et au Comité des régions : Un agenda européen en matière de migration », 13 mai 2015, COM(2015) 240 final. Voir aussi Commission européenne, « Communication de la Commission européenne au Parlement européen, au Conseil européen et au Conseil : Gestion de la crise des réfugiés : mesures opérationnelles, budgétaires et juridiques immédiates au titre de l’agenda européen en matière de migration », 29 septembre 2015, COM(2015) 490 final.
[3] Signe que l’histoire bégaie, l’amnésie collective a plus ou moins fait basculer dans l’oubli la déclaration d’une crise migratoire en 2011 par la Commission européenne. Pour une analyse critique de cet épisode politique, voir Julien Jeandesboz et Polly Pallister-Wilkins, « Crisis, Enforcement and Control at the EU Borders », in Anna Lindley (dir.), Crisis and Migration : Critical Perspectives, Routledge, 2014.
[4] Pour des analyses critiques, voir par exemple Emmanuel Blanchard et Claire Rodier, « ‘Crise migratoire’ : ce que cachent les mots », Plein Droit, n° 111, décembre 2016, p. 3-6 ; Polly Pallister-Wilkins, « Interrogating the Mediterranean ‘Migration Crisis’ », Mediterranean Politics, vol. 21, n° 2, 2016, p. 311-315 ; Neske Baerwaldt, « The European Refugee Crisis: Crisis for Whom? », Border Criminologies (blog), 20 mars 2018.
[5] On note néanmoins des usages contraires dans les discours des organisations non gouvernementales et des acteurs humanitaires, qui s’appuient sur l’idée de « crise humanitaire » pour demander des mesures protectrices de la part des autorités étatiques. Voir par exemple Amnesty International, « The Global Refugee Crisis: A Conspiracy of Neglect », juin 2015.
[6] Commission européenne, « Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif au corps européen de garde-frontières et de garde-côtes et abrogeant le règlement (CE) n° 2007/2004, le règlement (CE) n° 863/2007 et la décision 2005/267/CE du Conseil », 15 décembre 2015, COM(2015) 671 final : « En 2015, l’Union européenne a connu des pressions extraordinaires à ses frontières extérieures avec, selon les estimations, 1,5 million de franchissements irréguliers des frontières entre janvier et novembre de cette année. Le volume même des flux migratoires mixtes ayant franchi les frontières extérieures de l’Union européenne et les mouvements secondaires qui en ont résulté ont démontré que les structures existantes au niveau de l’Union et des États membres sont inadéquates pour faire face aux défis que pose un afflux aussi important. Dans un espace sans frontières intérieures, la migration irrégulière à travers les frontières extérieures d’un État membre affecte tous les autres États membres dans l’espace Schengen. L’importance des mouvements secondaires a conduit plusieurs États membres à réinstaurer les contrôles à leurs frontières extérieures. Il en a résulté une pression considérable sur le fonctionnement et la cohérence de l’espace Schengen. »
[7] Projet de loi n° 714 pour une immigration maîtrisée et un droit d’asile effectif, enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 21 février 2018 : « La France, et plus généralement l’Europe, ont connu en 2015 une pression migratoire d’une ampleur inédite qui s’est traduite par une hausse importante de la demande d’asile dans tous les pays, non seulement en Allemagne mais également en Suède ou en Italie. En dépit de signes positifs (en 2016, l’agence européenne FRONTEX en charge de la surveillance des frontières extérieures de l’Union a dénombré trois fois moins d’entrées irrégulières sur le territoire européen – soit 511 371 – que l’année précédente), la situation reste tendue, et particulièrement en plusieurs points du territoire : à Menton et dans les Alpes-Maritimes, confrontés à d’importants flux en provenance d’Italie ; dans le Calaisis, vers lequel se dirige un flux, qui demeure soutenu, de migrants espérant pouvoir se rendre au Royaume-Uni ; à Paris, où de nombreuses évacuations de campements ont dû être effectuées par les pouvoirs publics ».
[8] Jean-Louis Halpérin, Stéphanie Hennette-Vauchez et Eric Millard (dir.), L’état d’urgence : de l’exception à la banalisation, Presses Universitaires de Paris Nanterre, 2017.
[9] On peut citer l’exemple des hotspots, qui ont d’abord été utilisés comme solution ad hoc face à la crise migratoire déclarée en 2015. Ceux-ci ont ensuite été pérennisés par l’article 18 du règlement n° 2016/1624 du Parlement européen et du Conseil du 14 septembre 2016 relatif au corps européen de garde-frontières et de garde-côtes. Cette disposition prévoit la possibilité de déployer des « équipes d’appui à la gestion des flux migratoires », dans les cas où « un Etat membre est confronté à des défis migratoires disproportionnés dans certaines zones d’urgence migratoire situées à ses frontières extérieures, caractérisés par des afflux migratoires mixtes importants ». Pour une analyse de ce nouveau mécanisme, nous nous permettons de renvoyer à Louis Imbert, « La protection des droits fondamentaux des étrangers face aux mutations contemporaines de la frontière », Revue des droits de l’homme, n° 13, décembre 2017, p. 98-107.
[10] Pour un panorama global et une analyse critique des crises migratoires comme constructions sociales, politiques, médiatiques, voir Cecilia Menjívar, Marie Ruiz et Imanuel Ness (dir.), The Oxford Handbook of Migration Crises, Oxford University Press, 2019. Voir également Anna Lindley (dir.), op. cit. ; Melanai Barlai, Birte Fähnrich, Christina Griessler et Markus Rhomberg (dir.), The Migrant Crisis: European Perspectives and National Discourses, LIT Verlag, 2017.
[11] Stephen Smith, La ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent, Grasset, 2018. Pour une analyse critique, voir François Héran, « Comment se fabrique un oracle. La prophétie de la ruée africaine sur l’Europe », La Vie des Idées, 18 septembre 2018.
[12] Renaud Camus, Le Grand Remplacement, Editions David Reinharc, 2011. Le « grand remplacement » correspond à une théorie répandue dans les milieux d’extrême-droite selon laquelle la population européenne vieillissante se verrait remplacée par une population immigrée africaine, ce qui mettrait en péril la civilisation européenne. Si l’expression « grand remplacement » date des années 2010, l’idée est loin d’être nouvelle : on retrouve par exemple le même fantasme dans le roman Le camp des saints de Jean Raspail, publié en 1973. L’idée n’est pas non plus spécifique à l’Europe. Dans le contexte américain, on peut citer deux exemples relativement récents : Peter Brimelow, Alien Nation: Common Sense about America’s Immigration Disaster, Random House, 1995 ; Patrick J. Buchanan, The Death of the West: How Dying Populations and Immigrants Invasions Imperil our Country and Civilization, Thomas Dunne Books, 2001. Pour une analyse de la tradition « restrictionniste » de longue date aux Etats-Unis, voir Kevin Johnson, Opening the Floodgates: Why America Needs to Rethink its Borders and Immigration Laws, New York University Press, 2007, p. 69-79.
[13] Cette doctrine implique un contrôle de constitutionnalité restreint, fondé sur l’idée qu’il appartient en principe aux branches « politiques » du gouvernement fédéral de décider de ces questions intimement liées à la souveraineté.
[14] Chae Chan Ping v. United States, 130 U.S. 581, 606 (1889). Pour une analyse explorant l’héritage historique de cette jurisprudence, voir Matthew Lindsay, « The Perpetual ‘Invasion’: Past as Prologue in Constitutional Immigration Law », Roger Williams University Law Review, vol. 23, n° 2, 2018, p. 369-392.
[15] Voir, par exemple, American Immigration Council, « Understanding the Central American Refugee Crisis: Why They Are Fleeing and How U.S. Policies are Failing to Deter Them », rapport spécial, février 2016.
[16] Proclamation 9822 du 9 novembre 2018 (« Addressing Mass Migration Through the Southern Border of the United States ») ; Proclamation 9842 du 7 février 2019 (« Addressing Mass Migration Through the Southern Border of the United States »). La première proclamation a néanmoins été temporairement suspendue par la Cour d’appel des Etats-Unis pour le neuvième circuit, à la demande de plusieurs associations nationales. Cette suspension a été confirmée par la Cour suprême des Etats-Unis le 21 décembre 2018.
[17] Proclamation 9844 du 15 février 2019 (« Declaring a National Emergency Concerning the Southern Border of the United States »). Des recours ont presque immédiatement été formés par plusieurs associations nationales ainsi que par seize Etats. Le Congrès fédéral, qui refusait d’allouer des fonds supplémentaires pour la construction de nouvelles portions du mur frontalier, a voté le rejet de la déclaration d’état d’urgence, mais le président a répondu par l’utilisation de son droit de veto.
[18] Nicholas de Genova, « Migrant ‘Illegality’ and Deportability in Everyday Life », Annual Review of Anthropology, n° 31, 2002, p. 419-447 ; Nicholas de Genova, « Spectacles of Migrant ‘Illegality’: the Scene of Exclusion, the Obscene of Inclusion », Ethnic and Racial Studies, vol. 36, n° 7, 2013, p. 1180-1198 ; Wendy Brown, Walled States, Waning Sovereignty, MIT Press, 2010.
[19] Julien Jeandesboz et Polly Pallister-Wilkins, op. cit. ; Jaya Ramji-Nogales, « Migration Emergencies », Hastings Law Journal, vol. 68, avril 2017, p. 609-655 ; Giuseppe Campesi, « Crisis, Migration and the Consolidation of the EU Border Control Regime », International Journal of Migration and Border Studies, vol. 4, n° 3, 2018, p. 196-221 ; Evelyne Ritaine, « La fabrique politique d’une frontière européenne en Méditerranée : le ‘jeu du mistigri’ entre les Etats et l’Union », Etudes du CERI, n° 186, juillet 2012.
[20] Paolo Cuttitta, « La ‘frontiérisation’ de Lampedusa, comment se construit une frontière », Espace Politique, n° 25, 2015.
[21] Lorenzo Gabrielli, « Récurrence de la crise frontalière : l’exception permanente en Espagne », Cultures & Conflits, n° 99-100, automne-hiver 2015, p. 75-98.
[22] Laurence Pillant, « En Grèce, une crise migratoire chronique », Plein Droit, n° 111, décembre 2016, p. 31-34.
[23] Cetta Mainwaring, « Constructing a Crisis: the Role of Immigration Detention in Malta », Population, Space and Place, vol. 18, n° 6, novembre-décembre 2012, p. 687-700.
[24] Saša Zagorc et Neža Kogovšek Šalamon, « Slovenia: Amendments to the Aliens Act Enable the State to Activate Closure of the Border for Asylum Seekers », EU Migration Law Blog, 30 mars 2017.
[25] Kriszta Kovács, « Hungary’s Struggle: In a Permanent State of Exception », Verfassungsblog, 17 mars 2016.
[26] María V. Barbero, « Immigration Policy and Belonging in the Argentine ‘Racial State’ », Journal of Ethnic and Migration Studies, novembre 2018.
[27] Caitlin E. Fouratt, « ‘Those who come to do harm’: The Framings of Immigration Problems in Costa Rican Immigration Law », International Migration Review, vol. 48, n° 1, printemps 2014, p. 144-180.
[28] Catherine Dauvergne, Making People Illegal: What Globalization Means for Migration and Law, Cambridge University Press, 2008, p. 51-53.
[29] Voir, par exemple, Commission nationale consultative des droits de l’homme, « Avis sur le projet de loi pour une immigration maîtrisée et un droit d’asile effectif », 2 mai 2018, p. 5 : « [la Commission] tient à faire remarquer que ce n’est pas une ‘crise migratoire’ à laquelle la France doit faire face, mais à l’incapacité des pouvoirs publics à répondre à la réalité des enjeux de l’accueil et de l’intégration des personnes étrangères. La CNCDH rappelle qu’objectivement les flux migratoires sur le territoire français restent très relatifs et mesurés et ne peut dès lors que déplorer l’instrumentalisation anxiogène de ces questions à des fins politiques ». En note de bas de page, la Commission considère « important de rappeler les ordres de grandeur pour éviter les amalgames et les propos exagérés. En matière d’asile, selon les données d’Eurostat relatives à 32 pays (UE et Islande, Liechtenstein, Norvège et Suisse), en 2017, la France était le 13ème pays à accorder une protection internationale, position calculée en fonction du nombre d’habitants. De plus, si l’on s’en tient à l’octroi de la protection internationale par l’OFPRA, la France est en 30e position sur les 32 pays (taux de 29 % de reconnaissance) ». La Commission rappelle par ailleurs qu’« en 2017, le nombre de demandeurs d’asile a été de 105 000 personnes soit 0,15% de la population française et le nombre de premiers titres de séjour délivrés de 262 000 ».
[30] Annalisa Lendaro, Youri Lou Vertongen et Claire Rodier (dir.), La crise de l’accueil : frontières, droits, résistances, La Découverte, avril 2019.
[33] Juliane Schmidt, « Europe and the Refugees: A Crisis of Values », European Policy Centre, 20 juin 2016.
[35] Nicholas de Genova, « The ‘Migrant Crisis’ as Racial Crisis: Do Black Lives Matter in Europe? », Ethnic and Racial Studies, vol. 41, n° 10, 2018, p. 1765-1782.
[36] HCR, « 3 millions de réfugiés et de migrants ont déjà fui le Venezuela », 8 novembre 2018. D’après les chiffres du Département administratif national des statistiques en Colombie, la population en 2018 s’élève à 45,5 millions de personnes.
[37] Au tout début de l’exode syrien, en 2011, le Liban comptait 4,5 millions d’habitants, selon les données de la Banque Mondiale. Au 31 mars 2019, le HCR avait enregistré 944 613 réfugiés syriens au Liban.
[38] HCR, « Le HCR très préoccupé par l’exode croissant des Syriens », 20 juillet 2012 ; HCR, « Selon le chef du HCR, un moment de vérité se profile pour la Syrie, avec le risque d’une crise ingérable », 27 février 2013.
[39] Jacques Chevallier, L’Etat de droit, Montchrestien, 5e éd., 2010.
[40] Voir par exemple Diane Roman, « La jurisprudence sociale des Cours constitutionnelles en Europe : vers une jurisprudence de crise ? », Nouveaux Cahiers du Conseil Constitutionnel, n° 45, octobre 2014.
[41] CEDH, statuant en séance plénière, 28 mai 1985, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, req. n° 9214/80, 9473/81 et 9474/81.
[42] CEDH, 30 octobre 1991, Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, req. n° 13163/87, 13164/87, 13165/87, 13447/97, 13448/87.
[43] Marie-Bénédicte Dembour, When Humans Become Migrants: Study of the European Court of Human Rights with an Inter-American Counterpoint, Oxford University Press, 2015, p. 231.
[44] CEDH, 25 juin 1996, Amuur c. France, req. n° 19776/92.
[45] CEDH, GC, 29 janvier 2008, Saadi c. Royaume-Uni, req. n° 13229/03.
[46] CEDH, GC, 27 mai 2008, N. c. Royaume-Uni, req. n° 26565/05.
[47] CEDH, 2 mai 1997, D. c. Royaume-Uni, req. n° 30240/96.
[48] Jean-Pierre Marguenaud, « La trahison des étrangers sidéens », R.T.D. civ., 2008, p. 643 ; François Julien-Laferrière, « L’éloignement des étrangers malades : faut-il préférer les réalités budgétaires aux préoccupations humanitaires ? », Revue trimestrielle des droits de l’homme, n° 77, 2009, p. 261-277 ; Serge Slama et Karine Parrot, « Etrangers malades : l’attitude de Ponce Pilate de la Cour européenne des droits de l’homme », Plein Droit, n° 101, juin 2014, p. I-VIII ; Nicolas Hervieu, « Conventionnalité du renvoi d’étrangers atteints par le VIH et dilemme de la ‘dissidence perpétuelle’ », Lettre Actualités Droits-Libertés du CREDOF du 27 décembre 2011.
[49] En février 2014, dans l’affaire S.J. c. Belgique, la juge Power-Forde rendait une opinion dissidente « en son âme et conscience », dans laquelle elle mettait en avant la mort de la requérante de l’affaire N. c. Royaume-Uni, quelques mois seulement après son renvoi en Ouganda (CEDH, 27 février 2014, S.J. c. Belgique, req. n° 70055/10).
[50] CEDH, GC, 13 décembre 2016, Paposhvili c. Belgique, req. n° 41738/10. Pour une analyse, voir Nicolas Klausser, « Malades étrangers : la CEDH se réconcilie (presque) avec elle-même et l’Humanité », Revue des droits de l’homme, Actualités Droits-Libertés, 2 février 2017.
[51] CEDH, 27 novembre 2008, Rashed c. République tchèque, req. n° 298/07.
[52] CEDH, GC, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, req. n° 30696/09.
[53] Il est intéressant de noter qu’en revanche, dans son examen d’un autre grief tiré de l’article 3, concernant les conditions d’existence déplorables du requérant en liberté à Athènes, la Cour a pris en compte le « contexte général de crise économique » pour constater que le requérant ne disposait d’aucun moyen de subsistance autonomes (§261). Elle a donc conclu à la violation de l’article 3 sur ce plan également.
[54] CEDH, GC, 23 février 2012, Hirsi Jamaa et autres c. Italie, req. n° 27765/09.
[55] CEDH, GC, 13 décembre 2012, De Souza Ribeiro c. France, req. n°22689/07.
[56] CEDH, 21 octobre 2014, Sharifi et autres c. Italie et Grèce, req. n° 16643/09.
[57] Pour un rappel antérieur des affirmations de la Cour dans M.S.S. c. Belgique et Grèce, voir CEDH, 23 juillet 2013, Aden Ahmed c. Malte, req. n° 55352/12, §90.
[58] Dans un autre arrêt, moins de deux mois plus tard, la Cour condamne la Grèce sur le plan de l’article 3 concernant les conditions d’existence d’un demandeur d’asile qui, après avoir été détenu par les autorités pendant six mois environ, s’est trouvé sans logement à Athènes (CEDH, 11 décembre 2014, AL.K. c. Grèce, req. n° 63542/11). Le gouvernement invoquait l’impossibilité provisoire de lui trouver un hébergement « en raison […] du grand nombre de migrants irréguliers arrivés en même temps que lui » (§56). Sans répondre explicitement à cet argument, la Cour a conclu à une situation dégradante contraire à l’article 3. Non seulement la Cour a ignoré l’argument du gouvernement hellénique tiré du « grand nombre de migrants irréguliers arrivés en même temps », mais elle a choisi de relever, à l’instar de la Grande Chambre dans M.S.S. c. Belgique et Grèce, le « contexte générale de crise économique » (§60), comme un facteur susceptible d’aggraver la situation du requérant en termes d’accès au marché du travail et donc de moyens de subsistance autonomes.
[59] CEDH, 7 juillet 2015, V.M. et autres c. Belgique, req. n° 60125/11. Renvoyée à la Grande Chambre à la demande du gouvernement défendeur, l’affaire a été ultérieurement rayée du rôle, faute de contact maintenu entre les requérants et leur avocate (CEDH, 17 novembre 2016, V.M. et autres c. Belgique, req. n° 60125/11).
[60] CEDH, 22 novembre 2016, Abdullahi Elmi et Aweys Abubakar c. Malte, req. n° 25794/13 (nous traduisons les citations, puisque l’arrêt n’est disponible qu’en langue anglaise). Quelques années plus tôt, dans une autre affaire, le gouvernement maltais s’était déjà prévalu du « large afflux de migrants sur une si petite île qui a des ressources financières et humaines limitées », estimant que les conditions de détention du requérant étaient acceptables dans ce contexte (CEDH, 27 juillet 2010, Louled Massoud c. Malte, req. n° 24340/08, §56). La Cour n’a pas examiné cet argument du fait que d’autres éléments lui permettaient déjà de conclure à la violation de l’article 5 §1. Néanmoins, elle a tout de même semblé y répondre indirectement en considérant « difficile de concevoir que sur une petite île comme Malte, où l’évasion par la mer sans mettre en péril sa vie est improbable et fuir par avion est sujet à de stricts contrôles, les autorités ne pouvaient avoir à leur disposition des mesures autres que la détention prolongée pour finalement parvenir à son éloignement en l’absence de toute perspective immédiate d’expulsion » (§68) (ici aussi, nous traduisons).
[61] CEDH, 3 octobre 2017, N.D. et N.T. c. Espagne, req. n° 8675/15.
[62] Dans son opinion partiellement dissidente, le juge Dedov affirme pouvoir « imaginer à quel point les garde-frontières espagnols ont été choqués par cette invasion, lorsque les candidats, accompagnés de nombreux autres migrants, ont attaqué la frontière ».
[63] CEDH, 11 décembre 2018, M.A. et autres c. Lituanie, req. n° 59793/17. Nous traduisons les citations, puisque l’arrêt n’est disponible qu’en langue anglaise.
[64] CEDH, 28 novembre 2017, Boudraa c. Turquie, req. n° 1009/16. Nous traduisons les citations, puisque l’arrêt n’est disponible qu’en langue anglaise.
[65] CEDH, 2 février 2012, I.M. c. France, req. n° 9152/09.
[66] CEDH, 6 juin 2013, M.E. c. France, req. n° 50094/10, §66 ; CEDH, 10 octobre 2013, K.K. c. France, req. n° 18913/11, §67 ; CEDH, 4 septembre 2014, M.V. et M.T. c. France, req. n° 17897/09, §60. Voir aussi CEDH, 6 juin 2013, Mohammed c. Autriche, req. n° 2283/12, §79-80.
[67] CEDH, 22 avril 2014, A.C. et autres c. Espagne, req. n° 6528/11.
[68] CEDH, 16 juin 2016, R.D. c. France, req. 34648/14, §56.
[69] CEDH, GC, 15 décembre 2016, Khlaifia et autres c. Italie, req. n° 16483/12.
[70] CEDH, 14 mars 2017, Ilias et Ahmed c. Hongrie, req. n° 47287/15.
[71] Voir en particulier CEDH, GC, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, req. n° 30696/09.
[72] CEDH, 7 décembre 2017, S.F. et autres c. Bulgarie, req. n° 8138/16.
[73] CEDH, 25 janvier 2018, J.R. c. Grèce, req. n° 22696/16.
[74] Des recours en annulation déposés par deux Pakistanais et un Afghan bloqués en Grèce ont tenté en vain de faire reconnaître sa qualité d’accord international pour en souligner l’illégalité au regard des conditions procédurales requises pour la conclusion d’un traité entre l’UE et un pays tiers. Les requêtes faisaient également valoir l’incompatibilité de l’accord avec de nombreux droits protégés par la Charte des droits fondamentaux de l’UE, ainsi qu’avec l’obligation de non-refoulement, au vu des risques de renvoi vers la Turquie, mais aussi indirectement vers la Pakistan et l’Afghanistan. Par une ordonnance du 28 février 2017, le tribunal de l’UE s’est déclaré incompétent pour examiner les requêtes, estimant que « nonobstant les termes regrettablement ambigus de la déclaration UE-Turquie », la déclaration émanait non du Conseil européen mais des chefs d’État et de gouvernement des États membres de l’UE et qu’il ne s’agissait pas d’un accord international (Tribunal de l’UE, ord., 28 février 2017, NF, NG et NM c/Conseil européen, T-192/16, T-193/16 et T-257/16). Ce raisonnement purement formel a permis au tribunal de ne pas se prononcer sur le fond. La Cour de justice a ensuite rejeté les pourvois formés par les requérants contre la décision de première instance comme manifestement irrecevables (CJUE, ord., 12 septembre 2018, NF, NG et NM c. Conseil européen, C-208/17 P, C-209/17 P et C-210/17 P). Pour une analyse de la déclaration, voir par exemple Olivier Corten et Marianne Dony, « Accord politique ou juridique : Quelle est la nature du ‘machin’ conclu entre l’UE et la Turquie en matière d’asile ? », EU Migration Law Blog, 10 juin 2016. Pour une analyse critique de l’affaire devant le tribunal de l’UE, voir Thomas Spijkerboer, « Bifurcation of Mobility, Bifurcation of Law. Externalization of Migration Policy Before the EU Court of Justice », Journal of Refugee Studies, vol. 31, n° 2, juin 2018, p. 216-239.
[75] CEDH, 28 février 2019, H.A. et autres c. Grèce, req. n° 19951/16, §174 ; CEDH, 21 mars 2019, O.S.A. et autres c. Grèce, req. n° 39065/16 (simple réitération de l’arrêt J.R. c. Grèce concernant les conditions de détention dans le hotspot Vial, sans référence explicite à l’argument de la crise).
[76] CEDH, 26 avril 2018, M.N. c. Belgique, req. n° 3599/18.
[77] Pour une analyse de l’affaire, voir Eugénie Delval, « La CEDH appelée à trancher la question des ‘visas asile’ laissée en suspens par la CJUE : lueur d’espoir ou nouvelle déception ? », EU Migration Law Blog, 12 février 2019.
[78] CJUE, GC, 7 mars 2017, X et X c. État belge, C-638/16 PPU. Même si l’argument de la crise n’apparaît pas explicitement dans l’arrêt de la Cour, la solution retenue, consistant à rejeter le problème en dehors du champ d’application du droit de l’Union européenne et donc de la Charte des droits fondamentaux, semble répondre à la crainte maintes fois réitérée par les États membres de « l’appel d’air », que susciterait selon eux la reconnaissance d’une obligation de délivrer des « visas asile ». Dans cette affaire, cette crainte avait d’abord été exprimée par l’Office des étrangers belge qui, pour justifier son rejet de la demande de visa des requérants au principal, avait affirmé qu’on ne pouvait exiger « des États […] d’admettre sur leur territoire toutes les personnes vivant une situation catastrophique sous peine d’exiger des pays développés d’accepter toutes les populations des pays en voie de développement, en guerre ou ravagés par des catastrophes naturelles ». Les quatorze gouvernements présents à l’audience devant la CJUE avaient quant à eux avancé « le spectre […] d’un engorgement des représentations consulaires […] face à un flot incontrôlable de demandes de visas humanitaires » (conclusions de l’avocat général Paolo Mengozzi, 7 février 2017, §172).
[79] La vidéo de l’audience est disponible sur le site Internet de la Cour.
[80] Pour une critique similaire du « floodgates argument » soulevé dans l’affaire X et X c. Etat belge devant la CJUE, voir Violeta Moreno-Lax, « Asylum Visas as an Obligation under EU Law : Case PPU C-638/16 X, X v Etat belge (Part II) », EU Migration Law Blog, 21 février 2017.
[81] Pour une analyse en ce sens sur le Conseil d’Etat, voir Danièle Lochak, « Le Conseil d’État en politique », Pouvoirs, n° 123, novembre 2007, p. 19-32. Pour un avis similaire, bien qu’obsolète à certains égards, sur le Conseil constitutionnel, voir Raymond Coulon, Des droits de l’homme en peau de chagrin. Le droit des étrangers dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, L’Harmattan, 2000.
[82] Cons. const., décision n° 91-294 DC du 25 juillet 1991, Loi autorisant l’approbation de la convention d’application de l’accord de Schengen du 14 juin 1985 entre les gouvernements des Etats de l’Union économique Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la République française relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes.
[83] Cons. const., décision n° 93-325 DC du 13 août 1993, Loi relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France. Voir Bruno Genevois, « Un statut constitutionnel pour les étrangers », RFDA, 1993, p. 871.
[84] Cons. const., décision n° 93-325 DC du 13 août 1993, Loi relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France, cons. 64 et s.
[85] Olivier Lecucq, « Droit métropolitain et droit de l’outre-mer », in Emmanuelle Saulnier-Cassia et Vincent Tchen (dir.) Unité du droit des étrangers et égalité de traitement, Dalloz, 2009, p. 25-38 ; Loïc Vatna, « Le contentieux de l’éloignement des étrangers dans certaines collectivités territoriales d’outre-mer », RFDA, 2014, p. 239. Pour saisir l’ampleur considérable des dérogations en outre-mer, on peut consulter utilement les cahiers juridiques du Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s (Gisti) entièrement dédiés à la question : « Régimes d’exception en outre-mer pour les personnes étrangères », juin 2012 ; « Singularités mahoraises du droit des personnes étrangères. Un droit dérogatoire dans un département d’exception », janvier 2015 ; « Singularités du droit des personnes étrangères dans les Outre-mer », janvier 2018. Voir également le dossier consacré à l’outre-mer sur le site Internet du Gisti.
[86] Pour un panorama des violations des droits des étrangers en outre-mer, voir Marjane Ghaem, « Le droit à Mayotte : une fiction ? », Plein Droit, n° 120, mars 2019, p. 41-44 ; Camille Escuillié, « Un encadrement cosmétique du renvoi des mineurs étrangers arbitrairement rattachés à des adultes accompagnants », Revue des droits de l’homme, Actualités Droits-Libertés, 27 février 2015 ; Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé), « 976 : Au-delà des frontières de la légalité. Rapport de mission de l’Anafé à Mayotte et à La Réunion en 2016 », mars 2017 ; CNCDH, « Avis sur les droits des étrangers et le droit d’asile dans les Outre-Mer. Cas particuliers de la Guyane et de Mayotte », 26 septembre 2017. Voir également les numéros 43 (septembre 1999), 74 (octobre 2007) et 120 (mars 2019) de la revue Plein Droit, consacrés à l’outre-mer.
[87] Cons. const., décision n° 93-323 DC du 5 août 1993, Loi relative aux contrôles et vérifications d’identité, cons. 15.
[88] Cons. const., décision n° 97-389 DC du 22 avril 1997, Loi portant diverses dispositions relatives à l’immigration, cons. 21.
[89] Cons. const., décision n° 2003-467 DC du 13 mars 2003, Loi pour la sécurité intérieure, cons. 108-110.
[90] Cons. const., décision n° 2018-770 DC du 6 septembre 2018, Loi pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie.
[91] Pour une salutaire mise au point sur la démographie mahoraise, voir Antoine Math et Marie Duflo, « Fantasmes et réalités démographiques », Plein Droit, n° 120, mars 2019, p. 16-19 ; Antoine Math, « Mayotte, terre d’émigration massive », Plein Droit, n° 96, mars 2013, p. 31-34.
[92] Cons. const., décision n° 2018-777 DC du 28 décembre 2018, Loi de finances pour 2019.
[93] Sur la distinction entre contexte de découverte et contexte de justification, voir Véronique Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, Dalloz, 2014, p. 31-32.
[94] Mitchell de Lasser, « Judicial Self-Portraits: Judicial Discourse in the French Legal System », Yale Law Journal, vol. 104, n° 6, avril 1995, p. 1325-1410. La distinction entre portraits officiel et officieux du juge civil français a été reprise pour analyser le mode de raisonnement du juge constitutionnel (Arthur Dyevre, « The French Constitutional Council », in András Jakab, Arthur Dyevre et Giulo Itzcovich (dir.), Comparative Constitutional Reasoning, Cambridge University Press, 2017, p. 335). Nous considérerons ici que les comptes rendus des séances de délibération du Conseil constituent un « portrait officieux » du juge constitutionnel, même si celui-ci est involontaire et différé dans le temps (cf. note suivante).
[95] Depuis la loi organique n° 2008-695 du 15 juillet 2008 relative aux archives du Conseil constitutionnel, les archives des comptes rendus des séances de délibération deviennent accessibles au public à l’expiration d’un délai de vingt-cinq ans. Cela concerne, au moment de l’écriture de cet article, les séances de délibération qui se sont tenues entre 1959 et 1993. La majorité des comptes rendus (dont ceux étudiés ici) se trouvent sur le site Internet du Conseil constitutionnel.
[96] Il faut toutefois reconnaître que les comptes rendus ne restent qu’un indice du processus décisionnel au sein du Conseil, puisque celui-ci se déroule également en dehors des séances de délibération (discussions informelles, préparation du dossier par un rapporteur, contribution importante du secrétaire général et du service juridique, etc.). Pour un aperçu sur ce processus décisionnel, voir Dominique Schnapper, Une sociologue au Conseil constitutionnel, Gallimard, 2010.
[97] Sylvie Salles, Le conséquentialisme dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, LGDJ, 2016.
[98] Celle-ci consiste à relever que le législateur « a confié au ministre chargé de l’action sociale la responsabilité de déroger à cette règle générale ainsi qu’à la condition de résidence prévue s’agissant de l’aide médicale à domicile pour tenir compte de circonstances exceptionnelles » et à considérer « que cette disposition doit être entendue comme destinée à assurer la mise en œuvre effective des principes énoncés par les dispositions précitées du Préambule de la Constitution de 1946 » (Cons. const., décision n° 93-325 DC du 13 août 1993, Loi relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France, cons. 127).
[99] Elspeth Guild et Didier Bigo, « Le visa Schengen : expression d’une stratégie de police à distance », Cultures & Conflits, n° 49, printemps 2003, p. 22-37 ; Elspeth Guild et Didier Bigo, « Le visa : instrument de la mise à distance des ‘indésirables’ », Cultures & Conflits, n° 49, printemps 2003, p. 82-98 ; Caroline Lantero, « Consécration du visa de transit aéroportuaire comme instrument de police de mise à distance des demandes d’asile », Lettre Actualités Droits-Libertés du CREDOF, 3 mars 2013. Pour une analyse du visa comme instrument d’interception administrative, nous nous permettons de renvoyer à Louis Imbert, « La protection des droits fondamentaux des étrangers face aux mutations contemporaines de la frontière », Revue des droits de l’homme, n° 13, décembre 2017, p. 16-38.
[100] Cette liste, inchangée depuis 2009, comprend douze pays : l’Afghanistan, le Bangladesh, la République démocratique du Congo, l’Erythrée, l’Ethiopie, le Ghana, l’Iran, l’Iraq, le Nigeria, le Pakistan, la Somalie et le Sri Lanka.
[101] CE, réf., 15 février 2013, n° 365709. Pour une analyse, voir Caroline Lantero, op. cit.
[102] CE, réf., 20 mars 2013, n° 366308.
[103] CE, 18 juin 2014, n° 366307.
[104] Le Conseil d’Etat semble donc ignorer la lettre de l’article 3 du code des visas, qui se réfère à un « afflux massif de migrants clandestins », à l’exclusion donc des demandeurs d’asile, dont l’entrée ne saurait être considérée comme irrégulière.
[105] Anafé et Gisti, « L’Europe vacille sous le fantasme de l’invasion tunisienne – Vers une remise en cause du principe de libre-circulation dans l’espace ‘Schengen’ ? », juin 2011.
[106] CE, réf., 29 juin 2015, n° 391192.
[107] CE, réf., 5 juillet 2017, n° 411575.
[108] Selon le juge des référés du tribunal administratif de Nice, le délai maximal serait de quatre heures. Le Conseil d’Etat a refusé de trancher ce point dans la mesure où le ministère de l’Intérieur n’a pas fait appel de l’ordonnance du tribunal administratif de Nice.
[109] Pour des informations détaillées sur les violations des droits à la frontière franco-italienne à partir de 2017, voir Amnesty International, « Des contrôles aux confins du droit : violations des droits humains à la frontière avec l’Italie. Synthèse de mission d’observation », février 2017 ; Forum Réfugiés Cosi, « Les obstacles à la procédure d’asile dans le département des Alpes-Maritimes pour les étrangers en provenance d’Italie », avril 2017 ; Anafé, « Note d’analyse : Rétablissement des contrôles aux frontières internes et état d’urgence – Conséquences en zone d’attente », mai 2017 ; La Cimade, « Dedans, dehors : une Europe qui s’enferme. Observations des dispositifs de surveillance et de tri aux frontières de la France, de la Hongrie et en Méditerranée », juin 2018 ; CNCDH, « Avis sur la situation des personnes migrantes à la frontière franco-italienne », 19 juin 2018 ; Oxfam, « Nowhere But Out: The Failure of France and Italy to Help Refugees and Other Migrants Stranded at the Border in Ventimiglia », juin 2018 ; Anafé, « Persona non grata : conséquences des politiques sécuritaires et migratoires à la frontière franco-italienne. Rapport d’observations 2017-1018 », janvier 2019. Sur les difficultés d’enregistrement des demandes d’asile, voir aussi TA Nice, 31 mars 2017, n° 1701211.
[110] CE, 16 juin 2008, n° 300636.
[111] CE, réf., 23 mars 2009, n° 325884.
[112] Pour une interprétation de ce revirement de jurisprudence, voir Serge Slama, « Le dispositif d’accueil des demandeurs d’asile : dissuader ou accueillir ? », Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, n° 13, 2015, p. 23-24.
[113] CE, réf., 13 août 2010, n° 342330.
[114] Sur ce sous-dimensionnement structurel, voir Serge Slama, op. cit., p. 17-23.
[115] CE, réf., 19 novembre 2010, n° 344286.
[116] CJUE, 27 septembre 2012, Cimade et Gisti, C-179/11 ; CJUE, 27 février 2014, Federaal agentschap voor de opvang van asielzoekers c. Saciri, C-79/13. Pour des analyses, voir Marie-Laure Basilien-Gainche « Obligation d’octroi des conditions minimales d’accueil aux demandeurs d’asile ‘dublinés’ », Lettre Actualités Droits-Libertés du CREDOF, 2 octobre 2012 ; Marie-Laure Basilien-Gainche et Serge Slama, « Implications concrètes du droit des demandeurs d’asile aux conditions matérielles d’accueil dignes », Revue des droits de l’homme, Actualités Droits-Libertés, 5 mars 2014.
[117] CE, réf. 27 avril 2018, n° 419884.
[118] CE, réf. 31 août 2018, n° 423707 ; CE, réf., 11 janvier 2019, n° 426828 ; CE, réf., 15 janvier 2019, n° 426829.
[119] CE, réf., 12 mars 2019, n° 428031.
[120] CE, réf., 14 mars 2019, n° 428200.
[121] CE, réf., 26 février 2019, n° 428203.
[122] CE, réf., 17 avril 2019, n° 429231.
[123] CE, réf., 7 novembre 2016, n° 404484.
[124] CE, réf., 25 août 2017, n° 413549.
[125] CE, réf. 25 janvier 2019, n° 427167, n° 427169 et n° 427170.
[126] Sur la notion de panique morale, voir Stanley Cohen, Folk Devils and Moral Panics, Routledge, 3e éd., 2002 ; Stuart Hall, Policing the Crisis: Mugging, the State and Law and Order, Macmillan, 1978. Pour une analyse de la crise migratoire de 2015-2016 comme un moment de panique morale, voir Leo Lucassen, « Peeling an Onion: The ‘Refugee Crisis’ From a Historical Perspective », Ethnic and Racial Studies, vol. 41, n° 3, 2018, p. 383-410. Pour l’analyse d’une panique morale récente autour de la question migratoire dans le contexte argentin, voir María V. Barbero, op. cit.
[127] Catherine Dauvergne, Making People Illegal: What Globalization Means for Migration and Law, Cambridge University Press, 2008, p. 162.
[128] Danièle Lochak, Etrangers : de quel droit ?, PUF, 1985, p. 232.
[129] Clifford Geertz, « Local Knowledge: Fact and Law in Comparative Perspective », in Clifford Geertz, Local Knowledge: Further Essays in Interpretive Anthropology, Basic Books, 1983, p. 173. Pour une approche du droit comme culture, voir Paul Kahn, The Cultural Study of Law: Reconstructing Legal Scholarship, University of Chicago Press, 1999. Sur la notion d’« imaginaire juridique », voir Jean-François Kerléo, « L’imaginaire : un outil méthodologique d’analyse du droit », Revue internationale de sémiotique juridique, vol. 28, n° 2, p. 359-370.
[130] Sur l’idée de « communauté nationale imaginée », voir Benedict Anderson, Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Verso, 1983.
[131] Pour une analyse en ce sens, voir Neske Baerwaldt, op. cit.
[132] Danièle Lochak, op. cit., p. 233.
[133] Catherine Dauvergne, « Refugee Law as Perpetual Crisis », in Satvinder Singh Juss et Colin Harvey, Contemporary Issues in Refugee Law, Edward Elgar, 2013, p. 13-30.
[134] Pour une analyse générale des politiques migratoires en Amérique du Sud, voir Diego Acosta, The National versus the Foreigner in South America: 200 Years of Migration and Citizenship Law, Cambridge University Press, 2018. Sur les politiques entreprises dans le contexte de la migration vénézuélienne récente, voir Diego Acosta, Cécile Blouin et Luisa Feline Freier, « La emigración venezolana: respuestas latinoamericanas », Fundación Carolina, document de travail n° 3, mars 2019.
[135] Pour une analyse d’ensemble, bien qu’incomplète à certains égards, voir Alexandra Castro (dir.), Venezuela migra: aspectos sensibles del éxodo hacia Colombia, Universidad Externado de Colombia, 2019.
[136] Voir par exemple le décret 1288 du 25 juillet 2018 par lequel sont adoptées des mesures pour garantir l’accès des personnes inscrites au Registre Administratif des Migrants Vénézuéliens à l’offre institutionnelle et par lequel sont instaurées d’autres mesures sur le retour des Colombiens.
[137] Dans la décision T-074/19 du 25 février 2019, la Cour semble aller plus loin en considérant « de grande importance que le Gouvernement National évalue la possibilité d’octroyer un statut spécial aux migrants vénézuéliens qui leur permette de régulariser leur séjour sur le territoire colombien ou leur transit vers des pays tiers, et de satisfaire leurs droits fondamentaux à la santé, à l’éducation et au travail » (point 6).
[138] Voir par exemple la décision T-143/19 du 29 mars 2019.
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