Réflexions à l’occasion de « l’affaire Mila » : L’impérieuse nécessité pour la Cour européenne des droits de l’homme de mettre fin à sa jurisprudence sur le blasphème
Céline LAGEOT est professeur de droit public à l’Université de Poitiers – Faculté de droit & des sciences sociales – CECOJI
Alors que toute législation sur le blasphème a définitivement disparu en France depuis l’adoption de la loi sur la liberté de la presse de 1881, les propos prononcés par le Garde des Sceaux français dans la foulée de « l’affaire Mila » n’ont pu qu’interroger. La critique des religions aurait porté atteinte à la liberté de conscience. Quand bien même ces propos ont été repris pour être révisés, ils auront pu susciter une réflexion sur la part d’influence, voire de responsabilité de la Cour européenne des droits de l’homme sur les esprits en Europe. Malgré les critiques d’une large partie de la doctrine, la Cour ne s’est jamais encore départie en effet de sa jurisprudence Otto-Preminger de 1994 réprimant toute opinion considérée comme blasphématoire.
Delphine Horvilleur, réagissant à l’affaire Mila, déclara dans Le Monde le 15 février 2020 que « le véritable blasphème consiste à croire que l’Eternel, ses prophètes ou ses envoyés seraient si vulnérables et susceptibles qu’ils auraient besoin qu’on prenne leur défense ».[1]
Il n’est jamais trop tard pour modifier une trajectoire, mais il est aujourd’hui devenu impérieux de le faire. Les temps d’hier ne sont plus ceux d’aujourd’hui. Les temps d’aujourd’hui obligent, nous semble-t-il, à davantage de prises de position juridique claires et dépourvues de toute ambiguïté. En un mot comme en mille, la Cour européenne des droits de l’homme est invitée à résister aux chants des sirènes de groupes revendicatifs puissants défendant une vision communautariste de la religion. Ce n’est pourtant pas faute de ne pas avoir été alertée sur les conséquences néfastes concernant une liberté majeure en démocratie, la liberté d’expression, lorsque la Cour européenne des droits de l’homme rendit son premier arrêt en matière de blasphème. A la suite du tonitruant arrêt Otto-Preminger contre Autriche de 1994[2], la doctrine[3] n’a cessé de mettre en garde contre les dangers d’un tel positionnement strasbourgeois sur la question éminemment sensible des limites portées à la liberté d’expression… au nom de Dieu. Il redevient urgent pour la Cour d’entendre les critiques portées depuis longtemps par la doctrine sur ce sujet, compte tenu du danger que représentent les revendications communautaristes pour les soubassements de la société démocratique.
Ces inquiétudes ont surgi une nouvelle fois, et de façon pressante, à l’occasion de ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Mila ». Mais une actualité en emportant une autre, dans un tourbillon effréné d’événements traités de façon égale et tombés de ce fait dans un magma informe de pseudo normalisation, l’affaire n’en est déjà plus une, ou s’est dissoute au milieu du reste… L’affaire Griveaux, l’affaire Polanski, les élections municipales, les migrants stockés à la frontière greco-turque, les primaires américaines… jusqu’à ce que la pandémie mondiale du Covid-19 ne suspende tout en plein vol…
L’affaire Mila repose pourtant la question essentielle de la liberté d’expression face aux revendications religieuses et à la protection des convictions religieuses. Et Gwénaële Calvès de l’exprimer très clairement en ces termes : « Avec l’affaire Mila, un vent mauvais s’abat sur la liberté d’expression »[4]. Cette lycéenne âgée de 16 ans, comme beaucoup d’autres jeunes femmes de son âge, avait pour habitude de partager ses avis sur sa page Instagram. Dans l’une de ses vidéos qu’elle poste, elle évoque son homosexualité. Un abonné lui fait alors des avances. Après le refus de la jeune femme, cet abonné aurait été insultant. La jeune femme se mit alors à critiquer l’Islam dans une vidéo. Cette vidéo fut abondamment relayée sur les réseaux sociaux faisant le buzz, et la chose ne semblant plus offusquer certains aujourd’hui, des menaces de mort et de viol ont été proférées à l’encontre de la jeune femme. Une affaire en rappelant une autre, ce sont toutes les fatwas de mort qui rejaillissent alors, non sans effroi, et non sans évoquer un climat de peur qui a gagné nos sociétés européennes, amplifié par l’utilisation des réseaux sociaux qui se parent aux yeux de certains du costume de tribunal de l’opinion populaire. Plusieurs responsables politiques ont publiquement pris la défense de Mila tandis que d’autres ont déclaré la critique des religions condamnable, puisque constitutive d’une atteinte à la liberté de conscience. La chose n’en est pas moins étrange juridiquement lorsqu’elle est formulée par le Ministre de la Justice lui-même[5]. La chose n’en est pas moins étonnante pour ne pas être commentée. La critique des religions peut-elle être constitutive d’une atteinte à la liberté de conscience ? Est-ce bien de liberté de conscience dont il est question, à tout le moins de celle de l’Edit de Nantes de 1598 proclamé par le roi Henri IV, mettant un terme aux guerres de religion entre Catholiques et Protestants, et reconnaissant précisément à chacun la possibilité d’adhérer au choix de ses croyances les plus intimes[6] ? Ou bien de celle d’Adhémar Esmein renvoyant à l’Edit d’Henri IV lorsqu’il déclare : « La liberté de conscience consiste en ce que nulle personne ne peut être contrainte, non seulement à professer extérieurement une religion en laquelle elle ne croit pas et à en suivre les rites, mais même à accomplir aucun acte qui suppose ou implique une foi qui n’est pas la sienne, « à ne rien faire contre sa conscience », comme disait l’Edit de Nantes » ?[7].
La déclaration du Garde des Sceaux peut apparaître aussi étonnante que celle formulée, en son temps, par le Président Sarkozy au moment de l’adoption de la loi de 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public et visant surtout à prohiber le port du voile intégral dans l’espace public.[8] « Le problème de la burqa n’est pas un problème religieux »[9] aura précisé l’ancien chef d’Etat en 2009. Mais de quel autre problème s’agissait-il alors ?
Deux enquêtes judiciaires ont été ouvertes dans l’affaire Mila : la première vise les menaces de mort ; la seconde avait pour objet de préciser si les propos de la jeune lycéenne étaient constitutifs du chef de « provocation à la haine raciale ». Cette dernière a été classée sans suite. L’enquête a été clôturée le 30 janvier 2020 par le Procureur de la République puisque la provocation à la haine, pour être constituée, doit se présenter sous la forme d’une exhortation, non sous la simple expression d’une opinion personnelle. Sans la moindre plainte et en l’absence manifeste de toute infraction, l’ouverture d’une enquête par le Procureur traduit à notre sens, la lente pénétration dans les esprits juridiques français de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg concernant le blasphème. L’ambiguïté de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg se doit ici d’être relevée. A la question de savoir si les Etats peuvent ou doivent protéger les croyants lorsqu’ils sont insultés, heurtés ou blessés dans leur sentiment religieux, la Cour répond de la façon suivante : le droit à la jouissance paisible de la liberté de religion inclut le droit à la protection du sentiment religieux, selon une conception toute extensive et surprenante de la liberté de religion[10].
Le délit de blasphème semble vouloir être exhumé une nouvelle fois, quand bien même ce dernier ne fait plus partie de l’ordonnancement juridique français. Et c’est en cela aussi que la déclaration du Garde des Sceaux est des plus inattendues car elle introduit de l’ambigüité ou de la confusion, là où le sujet n’en a pourtant pas besoin. Les attentats commis contre l’ensemble de l’équipe éditoriale de Charlie Hebdo sont-ils déjà si loin pour oublier les confusions entretenues à l’époque autour de la notion de blasphème ? L’esprit « Je suis Charlie » du 11 janvier 2015 où, Place de la République, trois millions sept cent mille Français et quarante-quatre chefs d’Etat défilaient de façon historique, aurait-il disparu ? La première réaction de Nicole Belloubet, avant qu’elle ne s’explique sur ses propos pour les corriger[11], tout comme la quasi-absence de réaction des milieux politiques et associatifs de défense des droits de l’homme, pourraient passer à première vue pour des aveux de ceux qui craignent, au nom de la critique de la religion en général et de l’Islam en particulier, de se voir qualifier dans un même jet de racistes ou d’islamophobes. Il s’agissait pourtant de défendre une jeune fille menacée de mort – ce que le Garde des Sceaux mentionnera – , tout comme le principe cardinal au sein d’une société démocratique de libre critique des religions, y compris lorsque les propos « heurtent, choquent ou inquiètent » pour reprendre le fameux dictum de la Cour européenne des droits de l’homme, prononcé en 1976 dans l’arrêt Handyside contre Royaume-Uni[12].
Le délit de blasphème qui, dans son acception la plus étroite signifie l’offense faite à Dieu, et par extension – mais par extension seulement -, l’offense au dogme, aux rites, au sacré, aux croyants …, ne fait plus partie du paysage juridique français, sans discontinuité, depuis l’adoption de la grande charte républicaine sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881[13]. Bien avant l’avènement de la loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, la liberté d’expression s’entendait aussi de celle de critiquer les religions, leurs dogmes et leurs représentants, et quiconque ne pouvait plus être pénalement poursuivi pour avoir émis une opinion, fusse-t-elle quelque peu rêche, caricaturale ou satirique, contre la religion. Une seule exception au droit commun a survécu, jusqu’au 27 janvier 2017, en Alsace-Moselle[14].
On rappellera que les délits de presse envisagés par la loi du 29 juillet 1881 visent à protéger les personnes ou un groupe de personnes, nullement un dogme, une idée ou une opinion. L’appréciation rigoureuse de cette distinction a ainsi permis aux juges français de tenir en échec des poursuites exercées contre des propos ou dessins supposés porter atteinte aux croyants. Tel a été notamment le cas dans l’affaire abondamment commentée des caricatures de Mahomet, ces dernières ayant échappé à toute condamnation, au motif que tous les fidèles n’étaient pas visés, seulement les extrémistes ou fondamentalistes, et à propos de laquelle les juges ont été obligés de rappeler que le blasphème n’était plus incriminé en France[15]. Il est donc possible de critiquer, voire de tourner en dérision la religion, mais il est interdit d’offenser, d’injurier et d’attaquer directement et gratuitement les croyants. En conformité avec le droit français, et comme l’a déclaré Nathalie Drouin, la jeune femme « pouvait donc dire, « l’Islam c’est de la merde »[16], comme Michel Houellebecq avait pu dire en son temps avant elle « la religion la plus con c’est quand même l’Islam »[17]. En revanche, elle n’aurait pas pu dire « les musulmans c’est de la merde » au risque de se voir inculpée du chef, si ce n’est de délit d’incitation à la haine religieuse[18], du moins du délit d’injure envers un groupe de personnes à raison de leur appartenance religieuse[19] ».[20]
Compte tenu de la réprobation et de l’opprobre sociale qui se sont abattues sur la jeune lycéenne par la voie des réseaux sociaux servant de lâche exutoire et de vindicte publique à ce propos, on adhère à l’idée que peu de personnes, hormis les plus téméraires et les plus rompues aux attaques frontales, prennent désormais le risque d’émettre une quelconque critique sur la religion, et quelle qu’elle soit[21]. Il n’est peut-être pas totalement fictionnel aujourd’hui de se demander s’il est toujours envisageable de se poser sereinement la question, ne serait-ce que de l’existence de Dieu à travers le fait religieux[22]. La liberté d’expression nous semble de ce fait percutée, non par le juge ou par la loi, mais par la société elle-même, qui sous l’effet d’un chilling effect, s’autolimite, pour ne pas dire s’autocensure[23]. La condamnation d’origine sociale et de nature morale paraît bien plus forte encore que la contrainte juridique. Et elle semble avoir réussi à insuffler jusqu’à Strasbourg, alors que pourtant la Cour européenne des droits de l’homme s’est faite – et de façon vertueuse -, le chantre d’une conception libérale de la liberté d’expression, réserve faite du sujet du blasphème. Comme l’a déclaré Gérard Gonzalez en 2015, « On le voit, rien n’est simple en matière de blasphème et la Cour qui veille maladroitement, sans condamner l’incrimination en soi, à contenir toute application expansive prête ainsi le flan à la critique. »[24] La Cour n’a pas encore réussi à dépasser la communautarisation religieuse des esprits, probablement pour ne pas avoir su effacer, jusqu’à aujourd’hui en tout cas, l’ambigüité jurisprudentielle. Il serait peut-être profitable pour la Cour de remédier à cela en reconsidérant les conséquences engendrées par l’arrêt originel Otto-Preminger Institut contre Autriche de 1994 (I). En raison de l’impérieuse nécessité à réconcilier les esprits aux bienfaits du débat contradictoire, y compris au sujet de la religion, la Cour de Strasbourg pourrait dès lors mettre un terme à sa jurisprudence protégeant parfois excessivement le droit de ne pas être offensé dans ses convictions religieuses, comme ce fut le cas dans son arrêt E.S. contre Autriche de 2018, et en amplifiant à l’inverse son positionnement libéral comme dans les affaires Mariya Alekhina et autres contre Russie, ou Sekmadiens Ltd contre Lituanie (II).
I- Le péché originel : le coup d’arrêt porté par la Cour de Strasbourg à sa jurisprudence libérale en matière de liberté d’expression religieuse
Alors que jusqu’en 1994, la Cour européenne des droits de l’homme avait défendu une conception individualiste des droits humains, elle va largement surprendre avec l’arrêt Otto-Preminger[25] puisqu’il vient pour la première fois soutenir une vision communautariste de la liberté religieuse (A). Cette orientation conceptuelle est d’autant plus questionnable qu’elle repose depuis longtemps sur un raisonnement juridique surprenant (B).
A- L’extension de la conception de la liberté religieuse par la Cour de Strasbourg
Ce sera la première fois que la liberté cinématographique subira la censure de la Cour européenne des droits de l’homme au nom de la protection de la sensibilité religieuse. On aurait pu s’attendre à ce que le problème juridique soit traité sur le terrain des restrictions légitimes à la liberté d’expression (article 10 § 2 de la Convention). Or, au risque de surprendre, c’est sur le terrain de la liberté de religion que la Cour de Strasbourg a préféré ancrer son nouveau raisonnement. On rappellera ici les termes de l’article 9 de la convention européenne des droits de l’homme : « Liberté de pensée, de conscience et de religion : 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. 2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Le premier paragraphe de cet article vise notamment ce que recouvre la liberté de religion, soit la réunion de deux éléments complémentaires, la foi se vivant d’abord et avant tout dans le for intérieur de l’individu, et l’exercice du culte trouvant à se réaliser dans la rencontre extérieure des croyants partageant la même foi. Tous les principaux textes onusiens de protection des droits humains ont adopté cette même conception de la liberté religieuse, une conception largement développée en son temps par Max Weber[26]. Nulle part à la stricte lecture de l’article 9 n’est-il question du droit de ne pas être offensé dans ses convictions religieuses profondes, ou du droit à la protection du sentiment religieux. Nul n’ignore cependant que la Cour de Strasbourg a toujours cherché à interpréter la Convention « à la lumière des conditions de vie actuelles »[27] pour l’adapter au mieux aux évolutions sociétales en Europe et ce faisant, en proposant une interprétation dynamique et évolutive des droits et libertés consacrés. L’on peut sérieusement douter néanmoins de ce que l’interprétation jurisprudentielle qui a consisté à étendre la liberté de religion à la protection du sentiment ou de la conviction religieuse ait été progressiste et ce pour plusieurs raisons. Depuis l’arrêt Otto Preminger en effet, la Cour de Strasbourg admet que la sensibilité, voire la susceptibilité de certains croyants, critère subjectif s’il en est, puisse justifier une restriction à la liberté d’expression en général et à la liberté cinématographique en particulier. Les cinéphiles qui avaient pris place le 13 mai 1985 dans le Cinematograph d’Innsbruck pour visionner le film Le Concile d’amour, du réalisateur Werner Schroeter ont eu la surprise d’assister, à la place, à la lecture du scénario. La veille, le tribunal de première instance avait en effet autorisé, sur demande du ministère public, la saisie et la confiscation du film. Le diocèse catholique d’Innsbruck avait déposé plainte contre l’organisateur de la manifestation, l’Otto-Preminger-Institut, pour dénigrement de doctrines religieuses. Inspiré par une tragédie satirique, céleste et grotesque du XIXème siècle, le film dépeint notamment le dieu des religions juive, chrétienne et islamique comme un vieil homme se prosternant devant le diable et échangeant avec lui un baiser. L’Institut avait formé appel contre l’ordonnance de saisie et envoyé au Procureur général une lettre du Ministère de l’instruction publique, mais rien n’y fit. La projection du film fut interdite. L’Institut décida alors de saisir la Cour européenne, qui, dans son arrêt, a commencé par rappeler une importante déclaration formulée en 1993 dans l’un de ces arrêts fondateurs en matière de liberté de religion, Kokkinakis contre Grèce : « Ceux qui choisissent d’exercer la liberté de manifester leur religion, qu’ils appartiennent à une majorité ou à une minorité religieuse, ne peuvent raisonnablement s’attendre à le faire à l’abri de toute critique. Ils doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation par autrui de doctrines hostiles à leur foi.»[28] Néanmoins, la Cour de Strasbourg en vint à donner raison à la minorité catholique tyrolienne qui s’était sentie offensée par l’œuvre de W. Schroeter et c’est à cette occasion que la Cour européenne des droits de l’homme a ajouté à la définition conventionnelle de la liberté de religion, l’élément jurisprudentiel hasardeux de protection du sentiment religieux. « La saisie et la confiscation du film de W. Schroeter Le Concile d’Amour est nécessaire dans une société démocratique pour protéger les droits d’autrui au respect de leurs sentiments religieux. » La saisie et confiscation du film considéré comme blasphématoire n’était pas contraire à la Convention européenne des droits de l’homme. Coup de tonnerre pour la liberté d’expression artistique et pour ce film satirique en 1994 [29].
L’arrêt Otto-Preminger fut d’autant plus inaudible qu’à trois jours d’intervalle, la Cour de Strasbourg rendait une toute autre décision touchant à la liberté d’expression politique. Au même moment en effet, elle rendait un arrêt extrêmement favorable à cette dernière dans l’affaire Jersild contre Danemark[30]. La tolérance qui devait prévaloir en matière de libre propos politique, fussent-ils à relater des propos extrémistes, n’était pas de mise en matière religieuse. Comment la Cour allait-elle bien pouvoir justifier cette différence d’approche ?
B- Un raisonnement juridique surprenant
Résumant une vingtaine d’années après l’apparition de la décision Otto-Preminger Institut le sentiment partagé par la doctrine, Gérard Gonzalez déclare : « La Cour, par une motivation maladroite, distille l’impression d’une marge surdimensionnée comme lorsqu’elle considère que la projection du film litigieux dans un cinéma avec paiement de droit d’entrée et condition d’âge constitue « une expression ‘suffisamment’ publique pour être offensante » (Otto-Preminger, § 54), ou prend en compte « le fait que la religion catholique romaine est celle de l’immense majorité des Tyroliens » (§ 55), ou encore, attestant d’un contrôle a minima, que « le contenu du film ne peut passer pour incapable de fonder les conclusions auxquelles les juridictions autrichiennes ont abouti » (§ 55). »[31]
On aurait pu s’attendre en 1994 en effet à ce que la Cour raisonnât en s’appuyant sur l’article dédié à la liberté d’expression (l’article 10) – en l’espèce cinématographique – et en effectuant un exercice minutieux des restrictions légitimes qui peuvent être avancées par l’Etat, en l’occurrence celle concernant les « droits et libertés d’autrui ». Cette limite à la libre expression aurait dû alors subir un strict contrôle de proportionnalité effectué par la Cour. En lieu et place, et contre toute attente, la Cour a plutôt choisi de faire glisser et d’ancrer son raisonnement dans l’article 9, alors que les faits d’espèce étaient peu traitables sous l’angle des restrictions posées par l’article 9.2, soit une restriction de la manifestation ou de la conviction religieuse. Autant l’article 9.2 peut être invoqué par l’Etat en cas de manifestation religieuse portant atteinte à l’ordre public, autant aperçoit-on mal comment la projection d’un film, aussi blasphématoire puisse-t-il être, pouvait relever des hypothèses évoquées à l’alinéa 2 de cet article[32]. Au demeurant, s’il avait fallu adhérer à ce raisonnement nouveau tenu par la Cour européenne des droits de l’homme, selon lequel l’article 9 ne garantit pas seulement la liberté de pensée, de conscience et de religion, mais protège aussi toute croyance ou toute conviction contre des représentations provocatrices, y compris par une œuvre que par définition personne n’est jamais obligée d’aller voir, encore aurait-il fallu considérer que la liberté d’opinion et de débat religieux s’en trouvât désormais totalement subordonnée.
Au paragraphe 47 de l’arrêt consacré aux ingérences étatiques à la liberté d’expression apparaissent néanmoins des arguments qui auraient trouvé une meilleure place à l’occasion de l’examen de l’article 9.2 stricto sensu : « On peut légitimement estimer que le respect des sentiments religieux, des croyants tel qu’il est garanti à l’article 9, a été violé par des représentations provocatrices d’objets de vénération religieuse ; de telles représentations peuvent passer pour une violation malveillante de l’esprit de tolérance, qui doit aussi caractériser une société démocratique. » Par conséquent, les choses sont claires : il apparaît désormais que la Cour, prenant des distances avec le droit français sur ce point, entend désormais devoir protéger impérieusement des croyances, soit des opinions religieuses, et au-delà des seules personnes.
Un autre point troublant du raisonnement a résidé dans le § 50 de cet arrêt puisque la Cour devait déclarer : « Comme pour la morale, il n’est pas possible de discerner à travers l’Europe, une conception uniforme de la signification de la religion pour la société. » En effet, si l’article 10.2 permet une restriction de la liberté d’expression en vue de protéger la morale publique, la religion ne figure pas en revanche dans cet article, parmi les motifs légitimes de restriction. Or, en assimilant en une seule et même notion, morale et religion, la Cour européenne des droits de l’homme a choisi par conséquent de justifier la restriction à la liberté d’expression par la liberté de religion. Néanmoins, le raisonnement de la Cour est pris en faute puisqu’il a induit dès l’origine une confusion de nature. Si la morale pouvait être considérée comme une valeur commune à tous les Etats membres du Conseil de l’Europe dont le contenu variait d’un pays à l’autre le plus souvent, la religion était en principe jusqu’à présent l’objet d’une liberté. L’arrêt Otto-Preminger a dès lors pris le risque d’ériger désormais au rang des valeurs, la religion, au mépris d’un certain nombre d’autres pensées, comme les pensées athées, laïques ou humanistes.
Une autre partie discutable du raisonnement de la Cour a tenu au fait qu’elle semblait avoir pris le parti de soutenir la croyance majoritaire au Tyrol, alors que jusqu’à présent la Cour s’était employée à protéger les courants minoritaires[33]. On peut en effet lire au § 56 « qu’elle ne peut négliger le fait que la religion catholique romaine est celle de l’immense majorité des Tyroliens ». L’idée que la liberté de religion inclut désormais la protection d’une confession majoritaire contre la diffusion d’un film que l’autorité ecclésiastique jugea blasphématoire était tellement nouvelle, que la Cour de Strasbourg a néanmoins hésité à s’appuyer sur cette seule motivation. De là, l’arrêt se trouve être l’origine d’une autre étonnante contradiction. La majorité catholique romaine, justifiant la restriction de la liberté cinématographique en Autriche dans le cas d’espèce, n’était pourtant autre qu’une minorité religieuse s’exprimant au sein du Conseil de l’Europe. Alors qu’en principe la Cour fonde son raisonnement sur le consensus minimum commun qui s’exprime en Europe, elle a préféré en l’occurrence s’appuyer sur le consensus religieux qui prévalait de façon minoritaire au Tyrol.
Enfin, la Cour sembla avoir été influencée plus par la forme que par le fond de l’œuvre, la moquerie ou la satire religieuses étant plus répréhensibles a priori à ses yeux que le contenu du message lui-même. La chose n’en est pas moins troublante à considérer, que les différents Etats ayant consacré une législation réprimant le délit de blasphème ont souvent cherché à accroître le champ d’incrimination par le biais de la forme, en réussissant de ce fait à incriminer les pensées ou les mouvements les plus hétérodoxes. Ces derniers peuvent ainsi faire l’objet de poursuites quand bien même ils n’adhèrent pas au dogme communément répandu. La Cour européenne des droits de l’homme ne semble donc pas avoir hésité à épouser cette même vision des choses.
Alors même que la doctrine a démontré en son temps à la Cour européenne des droits de l’homme qu’elle s’était quelque peu égarée dans cette affaire Otto-Preminger, cette dernière n’en tira aucune conséquence immédiate. Ce qui n’aurait dû être qu’une erreur de trajectoire se reproduisit dès 1996, jusqu’à laisser entrevoir aux Etats européens qu’il existerait une obligation d’incriminer le blasphème ou, à tout le moins, d’assurer une protection très affirmée des convictions religieuses.
II- La croyance erronée des Etats européens d’incriminer le blasphème ou d’assurer une surprotection des convictions religieuses
Contre toute attente, contre toute invitation à ne pas réitérer la décision, contre tout un courant jurisprudentiel d’ensemble extrêmement favorable à la liberté d’expression, la Cour de Strasbourg allait graver dans le marbre de ces décisions postérieures le raisonnement adopté en 1994. Ce qui n’avait pu être perçu en 1994 que comme une erreur de parcours allait devenir un mouvement jurisprudentiel conséquent. Alors qu’en 2006, un certain nombre d’arrêts encourageant au rééquilibrage des intérêts en présence, réconciliait la Cour de Strasbourg avec sa conception libérale de la liberté d’expression, elle questionne de nouveau en 2018 avec l’arrêt E.S contre Autriche (A). Pourtant, d’autres arrêts rendus cette même année mettent de nouveau en tension les jurisprudences de la Cour de Strasbourg sur le blasphème et sur la liberté d’expression religieuse, et devraient l’encourager à n’envisager la protection des convictions religieuses que sous un prisme raisonnable ou proportionné, à l’avantage d’un rééquilibrage en faveur de la liberté d’expression et du débat d’intérêt général (B).
A- La regrettable filiation de l’arrêt Otto-Preminger
La lutte contre le blasphème entreprise par la Cour européenne des droits de l’homme a eu pour redoutable conséquence d’abandonner l’ancienne défense fondée sur la protection des droits et liberté d’autrui contre les usages excessifs ou abusifs de la liberté d’expression, pour se focaliser sur cette interprétation nouvelle, celle du droit de ne pas être offensé dans ses convictions religieuses. La Cour européenne des droits de l’homme a ainsi procédé à un déplacement de la base légale de la lutte contre le blasphème. Et cette dernière est devenue plus manifeste, voire irrésistible, dès lors que la protection des sentiments religieux a été érigée par la Cour en obligation positive à la charge des Etats. Ou comment la susceptibilité est devenue le fondement commun à toute législation sur le blasphème et à toute inculpation pénale sous ce chef, et a fini par infuser une large partie du raisonnement de la Cour.
Dans l’affaire Wingrove contre Royaume-Uni de 1996[34], M. Wingrove s’était vu interdire l’octroi d’une licence pour distribution et diffusion d’un court film vidéo (dix huit minutes), au motif que celui-ci était blasphématoire conformément au droit en vigueur en Angleterre.[35] Le film intitulé « Visions of Ecstasy » dévoilait les fantasmes érotiques et des scènes sexuelle de Sainte Thérèse d’Avila, notamment avec le Christ. La Cour de Strasbourg confirma le volte-face de sa décision Otto-Preminger quand bien même les critiques doctrinales étaient unanimes qui surlignaient les risques encourus contre la liberté d’expression si d’aventure l’arrêt Otto-Preminger ne devait pas rester un arrêt isolé. Alors même que la Cour de Strasbourg déclarait de façon encourageante au début de son argumentation que « […] Ces règles [dispositions pénales sanctionnant le blasphème, par exemple] sont de moins en moins appliquées et plusieurs États les ont même récemment abrogées. (…) De puissants arguments militent en faveur de la suppression des règles sur le blasphème, par exemple, leur nature discriminatoire à l’égard de certaines confessions, comme le soutient le requérant, et le caractère inapproprié des mécanismes juridiques pour traiter des questions de foi et de croyances individuelles. (…) », elle réitèrera la position prise dans l’arrêt Otto-Preminger en ajoutant, mais non sans obscurité : « Cependant, un fait demeure : il n’y a pas encore, dans les ordres juridiques et sociaux des États membres du Conseil de l’Europe, une concordance de vues suffisante pour conclure qu’une interdiction du blasphème n’est pas nécessaire en soi dans une société démocratique, et s’avèrerait par conséquent incompatible avec la Convention. »[36] La mesure censurant la production de M. Wingrove fut donc considérée comme nécessaire dans une société démocratique, d’autant que le film vidéo, une fois mis sur le marché aurait échappé à tout contrôle. Le raisonnement formulé dans l’arrêt Otto-Preminger et assorti des mêmes apories fut appliqué en 1996, à une nuance près cependant, la nécessaire préservation de la morale anglicane dans le cas d’espèce.
Les critiques mirent alors en avant le risque pour la Cour européenne des droits de l’homme d’être assimilée, avec cette nouvelle décision, à un prétoire chargé de défendre les racines chrétiennes de l’Europe. L’Islam, deuxième religion en Europe au regard du nombre d’adeptes, pouvait-il connaître le même traitement à Strasbourg que les religions chrétiennes ? L’on pouvait sérieusement en douter depuis que feue la Commission européenne avait déclaré inadmissible la requête de M. Choudhury[37] contre la publication des Versets Sataniques de Salman Rushdie[38].
Onze ans plus tard, dans l’affaire I.A. contre Turquie de 2005[39], la Cour de Strasbourg a pourtant profité des circonstances de l’espèce pour étendre sa jurisprudence à l’Islam et pour juguler les critiques qui la faisaient passer pour une Cour accompagnant les racines chrétiennes de l’Europe. Elle profita de cette décision pour préciser que : « Le manque d’une conception uniforme, parmi les pays européens, des exigences afférentes à la protection des droits d’autrui s’agissant des attaques contre des convictions religieuses, élargit la marge d’appréciation des États contractants, lorsqu’ils réglementent la liberté d’expression dans des domaines susceptibles d’offenser des convictions personnelles intimes relevant de la morale ou de la religion »[40]. Concernant cette référence de la Cour à l’intimité, Gérard Gonzalez a rappelé que : « Difficile à mesurer, impossible à apprécier, elle est préservée dans des proportions qui peuvent passer pour exorbitantes. »[41]
Compte tenu du principe de subsidiarité, les États membres du Conseil de l’Europe peuvent donc répondre de façon très différente, sans enfreindre la Convention européenne des droits de l’homme, à la question de savoir si la répression du blasphème est « nécessaire dans une société démocratique ». Ayant cette fois-ci pris en compte les critiques doctrinales[42] qui soulignaient le risque d’un traitement discriminatoire entre les racines judéo-chrétiennes de l’Europe et l’Islam, la Cour choisit d’étendre la protection du sentiment religieux aux musulmans et d’assimiler très ouvertement morale et religion comme deux motifs légitimes de restriction. Les autorités turques n’auront donc pas porté atteinte à la liberté d’expression de l’auteur d’une satire littéraire, parce qu’il avait injurié, par voie de publication, « Dieu, la Religion, le Prophète, le Livre sacré », soit l’Islam et le Coran. Le Directeur de la maison d’édition avait été initialement condamné à deux ans d’emprisonnement, une peine commuée par la suite en amende. La gravité de la peine pouvait-elle néanmoins être retenue comme un « bon » critère d’appréciation pour justifier d’une atteinte à la liberté d’expression ? Donnant raison à la Turquie par quatre voix contre trois, il est à craindre que cet élément ait compté dans la décision finale. Ayant commencé par rappeler son dictum de l’arrêt Kokkinakis selon lequel « les croyants doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de doctrines hostiles à leur foi et sa critique », la Cour établit néanmoins une distinction entre « les opinions provocatrices » et « les attaques injurieuses à l’égard d’une religion ». Elle considéra de ce fait que le Prophète inspiré dans les bras d’Aïcha et rompant le jeûne par un rapport sexuel avant et après la prière relevait de la seconde catégorie. La Cour admettant que les croyants ont pu se sentir offensés ou attaqués de manière injustifiée, la condamnation de l’éditeur, visant à offrir une protection contre ces attaques relatives à des questions considérées comme sacrées par les Musulmans, était donc justifiée. L’extension considérable du délit de blasphème fut donc consacrée par cette décision : non seulement l’offense ou l’injure faite à Dieu était visée, mais l’était tout autant l’atteinte aux dogmes et aux sacrements, tout comme enfin la protection de la sensibilité, voire de la susceptibilité des croyants. Cet arrêt de la Cour de Strasbourg posa de nouveau la question de l’identification de la victime. Dieu ? Ses dogmes ? Ses représentants ? Ses fidèles ? Ses objets de vénération ? Dans un même jet, tout sembla avoir été finalement assimilé par la Cour européenne des droits de l’homme.
Dans le contexte sociétal général qui donne l’étrange impression désormais de vouloir faire prévaloir le droit à la liberté de religion sur les autres droits des libertés de l’esprit, la Cour européenne des droits de l’homme a confirmé en 2018 sa jurisprudence sur le blasphème, alors même qu’un certain nombre de pays européens avaient abrogé entre temps leurs législations sur ce délit. Ce fut le cas de l’Angleterre et du Pays de Galle en 2008[43] ou encore plus récemment du Danemark en 2017 et de l’Irlande en 2018 [44]. L’arrêt E.S. contre Autriche était d’autant plus inattendu qu’un certain nombre de décisions postérieures à l’arrêt I.A. contre Turquie avaient réconcilié la Cour avec sa jurisprudence d’ensemble libérale concernant la liberté d’expression religieuse. Durant cette même année 2006, ce sont les affaires Giniewski contre France du 31 avril 2006[45], Klein contre Slovaquie du 31 octobre 2006[46] et Tatlav contre Turquie du 2 août 2006[47], qui semblèrent marquer un coup d’arrêt à la jurisprudence sur le blasphème. Concernant les affaires Giniewski ou Tatlav, elles présentaient la caractéristique commune d’inclure les critiques, même vives, dans le débat d’intérêt général. Dans l’arrêt Tatlav, les critiques avaient été émises par un non-croyant au sujet de l’Islam et sur un terrain socio-politique[48]. Dans l’affaire Giniewski, le journaliste et historien questionnant les rapports entre le dogme catholique et ses liens possibles avec les origines de l’Holocauste[49], ces propos critiques se trouvaient eux aussi justifiés par le débat d’intérêt général et protégés par conséquent par l’article 10 de la Convention. Dans l’affaire Klein, le journaliste qui avait vivement critiqué un archevêque dans une revue au tirage limité pour s’être opposé à la diffusion du film Larry Flint jugé par lui blasphématoire et pour avoir entretenu des liens avec la police secrète de l’ancien régime, ne fut pas condamné à Strasbourg. La Cour considéra en effet que l’opinion péjorative exprimée par le journaliste en des termes extrêmement vifs concernait uniquement l’archevêque et n’avait pas porté atteinte au droit des croyants d’exprimer et de pratiquer leur religion, ni dénigré leur foi.
L’arrêt E.S. contre Autriche du 25 octobre 2018 aura déçu une grande partie de la doctrine.[50] Dans cet arrêt, une ressortissante autrichienne fut condamnée pour dénigrement de doctrine religieuse. En octobre et en novembre 2009, Mme S., militante au FPÖ (Parti de la Liberté d’Autriche, parti d’extrême droite au pouvoir depuis 2017 aux côtés du Parti conservateur ÖVP) avait organisé deux séminaires intitulés « Informations de base sur l’Islam » au cours desquels elle mentionna le mariage entre Mahomet et la jeune Aïcha alors âgée de 6 ans et le fait que ledit mariage aurait été consommé alors que la fillette avait 9 ans. Au cours de ces séminaires, Mme S. soutint la thèse selon laquelle Mahomet était pédophile. Elle déclara, entre autres, que « Mahomet aimait le faire avec des enfants » et s’interrogea sur la manière de qualifier « un homme de 56 ans avec une fillette de 6 ans (…) De quoi s’agit-il, si ce n’est pas de pédophilie ? ». Un journaliste était présent à ces séminaires sans avoir déclaré sa profession. Les séminaires n’étaient cependant pas réservés aux membres du parti puisqu’ouverts au public. A la requête du journal auquel appartenait le journaliste ayant agi sous couvert, une investigation préliminaire fut menée et la conférencière fut inculpée sur la base des articles 283 (incitation à la haine) et 188 (délit de blasphème) du Code pénal autrichien. Le tribunal pénal régional de Vienne acquitta Mme S. concernant l’incitation à la haine. Pourtant, les attaques contre l’Islam provenant d’une militante d’extrême droite auraient pu se concevoir comme ayant eu des motivations racistes. Mme S. fut néanmoins condamnée pour délit de blasphème, et confirmé en appel et devant la Cour suprême. Il est intéressant de noter que les juges autrichiens avaient anticipé la décision de la Cour de Strasbourg en formulant leurs jugements dans le langage adopté par la Cour, ce qui confirme l’idée de l’infusion de la jurisprudence strasbourgeoise dans les esprits. La Cour européenne des droits de l’homme n’a pas vu d’atteinte anormale à la liberté d’expression dans la condamnation de la requérante à payer une amende de 480 euros [51], et ce à l’unanimité. On ne pourra que regretter l’élargissement du délit de blasphème par le biais de l’invocation du dénigrement de doctrines religieuses, en même temps que l’incertitude et la subjectivité de cette notion. Au passage on relèvera aussi que la Cour ne s’est pas contentée d’une solution circonstanciée puisque l’Islam n’est pas seul visé par l’expression utilisée au pluriel. Le propos de Mme S. n’était-il pourtant une âpre contestation d’idées qui ne demandait qu’à être contredite par le jeu du débat contradictoire, soubassement de la société démocratique ? On ne pourra que s’inquiéter aussi de l’objectif avancé par les autorités autrichiennes et cautionné par la Cour pour justifier de la restriction de la liberté d’expression, « préserver la paix religieuse en Autriche »[52]. Ce but ne figure nullement parmi ceux avancés par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et constitue une nouvelle extension des restrictions légitimes déjà textuellement nombreuses mises à la disposition de l’Etat. A la morale religieuse s’ajoute désormais la paix religieuse, d’où ce glissement opéré par la Cour de Strasbourg de l’objectif de morale vers celui de l’ordre. Enfin, la Cour a appelé à « une contribution objective à un débat public concernant les mariages d’enfants », ce qu’elle considéra comme ne pas avoir été le cas en l’espèce[53]. Et la Cour de conclure, mais non sans imprécisions, que le discours contenait « des éléments d’incitation à l’intolérance religieuse ». Pour Gwénaële Calves, la Cour européenne admet de plus en plus clairement que la répression du blasphème peut se justifier par des objectifs de protection de l’ordre public, qui englobent désormais le maintien de « la paix et la tolérance religieuse », la promotion d’une coexistence pacifique entre des groupes de sensibilités opposées, et la construction d’un « vivre-ensemble », qui exige des concessions mutuelles. Et Laurence Burgorgue-Larsen d’affirmer à ce propos : « Autrement dit, là où un esprit français pourrait critiquer une approche qu’il considèrerait trop conciliante (notamment parce que « le droit au respect des croyances religieuses » ne fait pas (ou plus) partie du paysage juridique de l’Hexagone (G. Calvès[54]), la Cour quant à elle (loin d’une approche qui aurait pour effet de gommer tous les particularismes nationaux) et devant appréhender les spécificités juridiques de chaque pays et les contextes dans lesquels ils sont actionnés, tenta de trouver un juste équilibre. »[55]
B- L’impérieuse nécessité de mettre un terme à la jurisprudence soutenant l’incrimination de blasphème ou surprotégeant les convictions religieuses
Toute la jurisprudence développée par la Cour de Strasbourg depuis 1994 montre en effet que l’objectif subjectif initial de morale a aujourd’hui atteint les rives de l’objectif étendu d’ordre public comme en atteste ce dernier arrêt, E.S. contre Autriche. En s’inspirant de la pensée de J. Rawls[56] à propos du « concept de société bien ordonnée », entre « morale de l’autorité », « morale de groupe » et « morale fondée sur les principes », il semble bien qu’actuellement l’Europe soit atteinte du complexe d’Œdipe à l’égard de la « morale d’autorité », et exposée à la difficulté d’offrir l’expérience empirique d’une véritable « morale de groupe ». Quant à la « morale fondée sur les principes », la Cour n’a jamais cessé de mentionner qu’« il n’existait pas en Europe de notion uniforme de la morale » [57]. Il y a là un paradoxe évident à vouloir continuer de protéger la morale religieuse, quand bien même il n’existe pas de conception uniforme de la morale en Europe. Les temps sont suffisamment troublés en Europe aujourd’hui pour que la Cour européenne des droits de l’homme ne souhaite en montrer un cap apaisé. Or, ce n’est peut-être pas en poursuivant sur la voie hasardeuse de la répression des propos blasphématoires qu’elle pourra atteindre cet objectif. Dans l’embrasement allégorique des vieux bûchers réservés autrefois aux hérétiques de l’Inquisition, aujourd’hui aux blasphémateurs, la Cour aurait tout intérêt, dans le droit fil de ses arrêts Mariya Alekhina et autres contre Russie du 17 juillet 2018[58] ou Sekmadienis Ltd contre Lituanie du 30 janvier 2018[59], de procéder à une plus juste conciliation des intérêts en présence lorsque liberté d’expression et protection des convictions religieuses s’entremêlent. La trajectoire jurisprudentielle initiée en 1994 et prolongée jusque dans l’arrêt E.S. contre Autriche s’est faite en faveur des droits des croyants, mais au détriment des droits des non-croyants et d’une société largement sécularisée en Europe. La société européenne actuelle a pourtant plus que jamais besoin d’un recentrage. La Cour de Strasbourg a tout le talent pour parvenir à ces fins, en rappelant par exemple l’obligation de neutralité qu’elle fait actuellement peser sur les Etats en matière de traitement des différents groupes religieux[60].
Dans la société européenne largement sécularisée en effet, les droits et libertés des non-croyants se doivent de retrouver la place qu’ils n’auraient jamais dû perdre, à savoir exactement la même que celle des croyants. Les arrêts Kokkinakis de 1993 et Eglise de scientologie contre Suède de 1979[61] l’ont très clairement établi : l’article 9 de la Convention protège tout type d’opinion, politique, philosophique, religieux, etc… et l’une d’entre elles n’est, par définition, habilitée à s’imposer a priori sur une autre. Dans ce conflit de droits d’égale importance qui peut le cas échéant survenir (les libertés de pensée, de conscience ou d’expression pouvant entrer en conflit avec la liberté de religion), une vaste marge nationale d’appréciation est en principe laissée à l’Etat. Mais dans ce cas de figure, la Cour s’abstient en principe de créer une nouvelle ligne jurisprudentielle, précisément parce que le conflit de droits relève en tout premier lieu de la marge d’appréciation des Etats[62]. Pour ces Etats européens ayant maintenu des législations récriminant le blasphème, un principe important se rappelle tout de même à eux de manière impérieuse : le rôle cardinal joué dans une société démocratique par la liberté d’expression. Il ne peut en être établi de même concernant le blasphème. Un deuxième rappel doit être formulé : les croyances religieuses ont de plus en plus tendance à s’émanciper aujourd’hui du for intérieur et des lieux de culte – leurs périmètres naturels -, ceux-là mêmes qui doivent être protégés par l’Etat, sauf à ce que l’ordre public soit menacé par l’exercice de cette liberté. Ces croyances religieuses se transformant pour beaucoup d’entre elles aujourd’hui en véritables revendications identitaires dans l’espace public[63], elles ne devraient pas pouvoir être contestées néanmoins, au nom d’une nouvelle conception de la liberté de religion. Pourtant, sorties du for intérieur et des lieux de culte, rien ne justifie un traitement de faveur de ces opinions, pas même de nature religieuse. Ces dernières devraient comme toutes les autres pouvoir souffrir l’idée d’être concurrencées et discutées – même âprement – dans l’espace public. « Ainsi, le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas société démocratique »[64]. En réponse, les croyants qui pourraient se sentir offensés par un certain nombre de critiques émises à propos de leurs dogmes ne restent cependant pas démunis. Lorsque le blasphème n’est pas érigé en délit dans un Etat comme la France par exemple, les adeptes de toute religion ne sont cependant pas dépourvus de tout moyen d’action juridique : ils disposent, comme tout justiciable, du droit de l’injure, de la diffamation, de l’incitation à la haine religieuse, ou de la profanation des lieux de culte. La liberté d’expression ne saurait être absolue, et c’est à juste titre que la Cour de Strasbourg lui a assigné, notamment, les limites infranchissables de la diffamation et de l’injure[65]. Dans ces deux cas, la réputation ou l’honneur des personnes se trouvent protégés contre des propos gravement offensants ou gratuits et qui ne contribuent en rien au débat d’intérêt public, mais au chaos sociétal.
Si la protection des personnes se doit d’être assurée, au nom de quoi des objets de vénération religieuse, voire des dogmes, ne pourraient-ils être discutés, même de façon caustique ou satirique comme toute autre opinion, au sein du forum démocratique de libre échange des idées ? Au nom de quoi, si ce n’est au nom de Dieu ? Ce dernier se voit donc ainsi hissé parfois, par les croyants, au rang de statut de victime, de victime directe, ou de victime potentielle le cas échéant. Et la Cour de Strasbourg de surprotéger au final, non seulement une partie des croyants ne pouvant souffrir la critique de leur religion ou de leur Dieu, tout comme les convictions religieuses de façon générale. La Cour européenne des droits de l’homme semble de ce point vouloir amortir le sens ontologique de la liberté de religion, rappelé en ces termes par Gérard Gonzalez : « Quoi qu’elle en dise, toute religion prétend détenir le monopole de la Vérité. En ce sens, elle est rétive à la liberté de religion qui donne aux autres la possibilité d’exprimer leurs prétentions concurrentes jusqu’auprès de leurs propres adeptes. »[66]
Si l’on y réfléchit encore, lorsque le blasphème est érigé en délit et que sa sanction est organisée par le droit pénal, cela signifie qu’une croyance, un imaginaire, une espérance dont nul n’a jamais pu apporter la preuve – c’est le propre d’une vérité révélée – et qui relève fondamentalement de la théologie, est instrumentalisé au profit d’une Eglise ou d’un courant de pensée religieuse. Le courant jurisprudentiel du délit de blasphème a pour conséquence de mettre les religions hors d’atteinte de toute critique, au détriment de la liberté d’expression, et de sanctuariser la religion et ses préceptes dans le monde de la Cité. Or, la liberté d’expression étant au fondement de la société démocratique, c’est cette dernière qui se trouve au final défiée et percutée par une autre, la société théocratique.
La survivance juridique du blasphème traduit enfin un attachement à une vision communautaire, plus encore communautariste de la société, et les volontés de retour des législations anti-blasphème, une revendication en faveur du droit au respect des différentes communautés religieuses. Derrière un discours en apparence libérale prônant le respect de la liberté religieuse, se cache la recherche inquiétante d’une segmentation communautaire de la société. Derrière le respect affiché des communautés religieuses s’énonce le refus de tout discours déviant ou simplement ironique, tout simplement incompatible avec les principes de fonctionnement de la société démocratique européenne, « le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture »[67]… Puisse l’arrêt E.S. contre Autriche être le dernier de la lignée jurisprudentielle sur le blasphème, difficilement audible au regard des bienfaits de la liberté d’expression, largement défendue par la Cour de Strasbourg dès lors qu’elle contribue au débat d’idées[68].
[1] Rabbin de l’association cultuelle Judaïsme en mouvement, elle est aussi directrice de la revue « Tenou’a » et auteur d’un dernier ouvrage Réflexions sur la question antisémite, Grasset, 2019. Ses propos ont été publiés dans Le Monde du 15 février 2020, p. 30, Idées.
[2] Cour eur. dr.h., arrêt Otto-Preminger Institut c. Autriche, 20 septembre 1994, Rec. 295-A.
[3] Voy. notamment, F. Rigaux, « la liberté d’expression et ses limites » R.T.D.H., 1995, p. 401 ; G. Haarscher « Le blasphémateur et le raciste », R.T.D.H., 1995, p. 407 ; P. Wachsmann « La religion et la liberté d’expression : sur un arrêt regrettable de la Cour européenne des droits de l’homme », R.U.D.H., 1994, p. 441.
[4] Le Monde du 5 février 2020, p. 28, Idées.
[5] Réagissant sur Europe 1 à l’affaire Mila le 29 janvier, le Garde des sceaux a rappelé que « dans une démocratie, la menace de mort est inacceptable », avant de déclarer : « L’insulte à la religion c’est évidemment une atteinte à la liberté de conscience, c’est grave. » https://www.lexpress.fr/actualite/societe/affaire-mila-nicolas-belloubet-fustige-une-atteinte-a-la-liberte-de-conscience_2116674.html. Devant le tollé, Mme Belloubet a regretté, plus tard dans la journée, une « expression maladroite » et jugé inacceptables les menaces dont cette adolescente est victime.
Richard Malka, l’avocat de la jeune lycéenne, a alors déclaré que les propos de Mme Belloubet étaient juridiquement faux. https://www.lefigaro.fr/vox/religion/richard-malka-non-madame-belloubet-injurier-l-islam-n-est-pas-une-atteinte-a-la-liberte-de-conscience-20200129
[6] Plus tard, la loi de 1905 sur la séparation de l’Etat et des Eglises en son article 1 précisera que : « La République assure la liberté de conscience. » L’autonomie de l’individu en matière religieuse est ainsi proclamée, y compris à l’encontre des systèmes de croyance. D’où l’idée que la liberté de conscience induit la liberté de croire, mais aussi celle de ne pas croire.
[7] Cité par P-H Prélot « Laïcité », p. 474, in Dictionnaire des droits de l’homme, dir. J. Andriantsimbazovina, H. Gaudin, J.-P. Marguénaud, St. Rials, F. Sudre, P.U.F., 2008.
[8] La loi aura fini par faire l’objet d’un brevet de conventionnalité à Strasbourg comme chacun sait. Voy. les commentaires notamment de K. Blay-Grabarczyk concernant l’arrêt S.A.S c. France, Cour eur. dr.h., Gde Ch., 1er juillet 2014, http://www.revuedlf.com/cedh/une-certaine-retenue-face-a-un-choix-de-societe-lepilogue-europeen-de-la-loi-interdisant-la-dissimulation-du-visage-dans-lespace-public/ Voy. aussi les observations de G. Gonzalez et G. Haarscher, « Consécration jésuitique d’une exigence fondamentale de la civilité démocratique ? Le voile intégral sous le regard des juges de la Cour européenne », R.T.D.H., 2015, pp. 219-233.
[9] Intervenant pour la première fois selon la toute nouvelle révision constitutionnelle devant le Parlement réuni en Congrès à Versailles le 22 juin 2009, le Président de la République avait livré son sentiment sur le sujet en ces termes : « Le problème de la burqa n’est pas un problème religieux, c’est un problème de liberté, de dignité de la femme […]. Je veux le dire solennellement, elle ne sera pas la bienvenue sur le territoire de la République. ». http://www1.rfi.fr/actufr/articles/114/article_82072.asp
[10] Pour des propos allant dans ce sens, lire G. Calvès, in Le Monde du 5 février 2020, p. 28, Idées. G. Gonzalez, in “Les excès de la liberté d’expression et le respect des convictions religieuses selon la Cour européenne des droits de l’homme », RDLF 2015, chron. n° 10. http://www.revuedlf.com/cedh/les-exces-de-la-liberte-dexpression-et-le-respect-des-convictions-religieuses-selon-la-cour-europeenne-des-droits-de-lhomme/, déclare lui aussi un peu comme pour mieux clarifier la situation que « Les Etats peuvent sous certaines conditions censurer des expressions injurieuses pour les croyances religieuses, ils ne le doivent pas ! ».
[11] Le Monde du 9-10 février 2020, p. 28, N. Belloubet « Le crime de lèse-Dieu n’existe pas ».
[12] Cour eur. dr.h., arrêt Handyside c. RU, 7 décembre 1976, Rec. A24, § 49.
[13] Le délit de blasphème fut régulièrement sanctionné depuis l’Ancien Régime. Sa dernière formulation en France consista en un délit d’« outrage à la morale publique et religieuse » (1819), et en un « outrage contre les dogmes et les rites des cultes reconnus en France » (1822). Ces deux délits ont disparu avec la suppression des délits d’opinion lors de l’adoption de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881.
[14] L’article 166 du Code pénal local instituait la répression de « celui qui aura causé un scandale en blasphémant publiquement Dieu ». L’infraction étant tombée en désuétude depuis 1919, elle a fini par être abrogée par la loi du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté.
[15] Le jugement du 22 mars 2007 de la 17ème Chambre Correctionnelle de Paris a été confirmé par un arrêt du 12 mars 2008 de la Cour d’Appel de Paris.
[16] Propos diffusés sur Instagram le 18 janvier 2020.
[17] TGI de Paris, 17ème Chambre Correctionnelle, 22 octobre 2002.
[18] Art. 24 de la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
[19] Art. 33 de la Loi du 29 juillet 1881, op. cit.
[20] N. Drouin, https://blog.leclubdesjuristes.com/affaire-mila-liberte-de-conscience-vs-delit-de-blaspheme/
[21] Voy. notamment N. Drouin, op.cit.
[22] Dans la dernière édition de son ouvrage La convention européenne des droits de l’homme, L.G.D.J, 3ème éd., 2019, Laurence Burgorgue-Larsen déclare p. 142 à ce propos : « Le fait religieux est aujourd’hui plus que jamais au centre de batailles contentieuses, au point qu’il a même investi le contentieux du droit de l’Union européenne ; le voile au sein des entreprises (CJUE, 14 mars 2017, Achbita contre G4 Secure), l’étendue de l’autonomie des associations religieuses (CJUE, Gde Ch., 17 avril 2018, Egenberg), la question des jours fériés payés du « Vendredi saint » réservés aux seuls catholiques (CJUE, Gde Ch., 22 janvier 2019, Cresco Investigation GmbH), sont autant de questions qui se retrouvent aux prises avec la conception européenne de la non-discrimination. Quant à la Cour européenne, elle côtoie le fait religieux depuis plus de vingt-cinq ans (CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c/ Grèce), conséquences des nombreuses requêtes articulées autour de l’article 9, mais également sur la base des articles 10 (CEDH, 25 octobre 2018, E.S. c/ Autriche) ou 1 du Protocole n° 1 (CEDH, Gde Ch., 19 décembre 2018, Molla Sali c/ Grèce), éventuellement combinés de temps à autre avec l’article 14 (affaire Molla Sali précitée). A une époque où les replis identitaires sont un fait avéré, la religion participe pour beaucoup de cette valorisation de l’identité au sens d’ipséité (i.e., ce qui distingue) en provoquant d’importants bouleversements dans des sociétés largement sécularisées. »
[23] Dès 2007, à l’occasion de la crise des caricatures de Mahomet, le Président Chirac avait déjà invité le journal Charlie Hebdo à se comporter en « Journal responsable ».
[24] G. Gonzalez, « Les excès de la liberté d’expression et le respect des convictions religieuses selon la Cour européenne des droits de l’homme », op. cit.
[25] Cour eur. dr. h., Otto-Preminger Institut c. Autriche, 20 sept. 1994, Req. 13470/87
[26] M. Weber, Economie et société, 1922.
[27] Cour eur. dr.h., arrêt Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, Rec. A32
[28] Cour eur. dr.h., arrêt Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, § 31, Rec. A260-A.
[29] Alors que la feue Commission européenne avait conclu à la violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (liberté d’expression), la Cour ne la suivit pas à 6 voix contre 3.
[30] Cour eur. dr.h., arrêt Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, req. n° 15890/89. La Cour européenne a en effet estimé qu’en interviewant de façon neutre des individus qui tiennent des propos racistes, le journaliste n’avait pas commis de faute et que sa condamnation n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
[31] G. Gonzalez, « Les excès de la liberté d’expression et le respect des convictions religieuses selon la Cour européenne des droits de l’homme », op.cit.
[32] L’article 9. 2 est en effet rédigé comme suit : « 2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
[33] Cour eur. dr.h., arrêt Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, op. cit.
[34] Cour eur. dr.h., arrêt Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, Req. n° 17419/90.
[35] L’incrimination de blasphème a finalement été abolie en Angleterre en 2008. Voy. par exemple notre contribution, « Le droit du blasphème en Angleterre : limite à la liberté d’expression et offense faite à l’Islam » Politeia, n° 10, automne 2006, pp. 181-218.
[36] Cour eur. dr.h., arrêt Wingrove c. Royaume-Uni, op. cit., § 57. L’arrêt fut rendu à une nette majorité de 7 voix contre 2.
[37] Commission eur. dr. h., Choudhury c. RU, n° 17439/90, décembre 8 mars 1991. La requête de M. Choudhury qui tenta de faire valoir sans succès devant les juridictions britanniques que S. Rushdie avait offensé la communauté musulmane, fut déclarée irrecevable par la Commission, car elle avançait une discrimination de l’Islam sur le fondement de l’article 9. Le blasphème ne faisant pas partie des droits protégés stricto sensu par l’article 9, il sembla facile à l’époque à la Commission, de ce fait, d’écarter la requête. Il est intéressant de noter qu’en 1991, rien ne laissait présager le retournement de situation qu’allait effectuer la Cour en 1994.
[38] Le 26 septembre 1988 est publié au Royaume-Uni le dernier roman de l’écrivain. Le roman est aussitôt interdit de parution en Inde, en Afrique du Sud et en Iran. Le 14 février 1989 l’Ayatollah Khomeini lance sa fatwa de mort contre l’écrivain. De violentes manifestations et explosions faisant plusieurs morts ont lieu devant des librairies un peu partout dans le Royaume. Salman Rushdie fut placé sous protection policière.
[39] Cour eur. dr. h., arrêt I.A. c. Turquie, 13 décembre 2005, req. 42571/98.
[40] § 25 de l’arrêt, op. cit.
[41] Cf. G. Gonzalez « Les excès de la liberté d’expression et le respect des convictions religieuses selon la Cour européenne des droits de l’homme », op. cit.
[42] Cf. notamment les observations de J.-P. Marguénaud sous l’arrêt Dahlab c. Suisse, 15 janvier 2001, req. 42393/98 R.T.D.C. 2011, p. 303 : « … on peut se demander si cette Cour (la Cour européenne des droits de l’homme) n’accompagne pas le retour aux racines chrétiennes de l’Europe. »
[43] Après plusieurs années de mise à l’index par la doctrine et par la Commission des lois de la répression pénale du blasphème, cette législation finira par être abrogée le 5 mars 2008, lorsque la Chambre des Lords abolira définitivement le crime de blasphème (https://publications.parliament.uk/pa/ld200708/ldhansrd/text/80305-0005.htm), mais seulement en Angleterre et au Pays de Galle (The Criminal and Justice and Immigration Act.). La législation a été récemment abolie, en mai 2020, en Ecosse.
[44] Le référendum irlandais du 26 octobre 2018 a permis l’abolition du délit de blasphème envisagé à l’article 37 de la Constitution irlandaise. La criminalisation avait été introduite en 1937 dans la toute jeune constitution irlandaise.
[45] Cour eur. dr. h., Giniewski c. France, 31 avril 2006, req. 64016/00 ; P-F. Docquir, note sous l’arrêt, R.T.D.H., 2006, p. 839. L’auteur souligne à très juste titre que le support a été un élément d’appréciation important pour la Cour. La presse a ainsi toujours joui d’un très fort degré de protection parce qu’elle ne s’adresse pas directement à l’imaginaire des individus, mais parce qu’elle informe au contraire sur des questions d’intérêt général.
[46] Cour eur.dr.h. Klein c. Slovaquie, req. 72208/01.
[47] Les écrits restent, mais ils marquent en général moins les esprits que les images. C’est ce que la Cour rappelle au § 28 de l’arrêt Tatlav c. Turquie, du 2 août 2006, req. 50692/99. Néanmoins, ce n’est pas ce que la Cour aura retenu, un an auparavant, dans l’arrêt I.A. contre Turquie.
[48] § 28 de l’arrêt, op. cit.
[49] § 51 de l’arrêt, op. cit.
[50] Cour eur. dr.h., arrêt E.S. contre Autriche, 25 octobre 2018, Req. 38450/12. Voy. notamment les commentaires de G. Haarscher, « Le blasphémateur sous les fourches caudines des juges de Strasbourg », R.T.D.H., 2019, p. 505 et s., de M. Afroukh « Non, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas reconnu l’existence d’un délit de blasphème ! » http://www.revuedlf.com/cedh/non-la-cour-europeenne-des-droits-de-lhomme-na-pas-reconnu-lexistence-dun-delit-de-blaspheme/ et de L. Burgorgue-Larsen, « Actualité de la Convention européenne des droits de l’homme », 28 janvier 2019, p. 174 et s.
[51] Le code pénal autrichien prévoit une peine maximale pouvant aller jusqu’à 6 mois d’emprisonnement.
[52] § 15 et 57 de l’arrêt : « En conclusion, la Cour estime que les juridictions internes ayant eu à connaître de l’affaire ont dûment pris en compte le contexte dans lequel les déclarations avaient été faites et qu’elles ont soigneusement mis en balance le droit de la requérante à la liberté d’expression et le droit des autres personnes à voir leurs sentiments religieux protégés et la paix religieuse en Autriche préservée. Elles ont cherché à déterminer la frontière entre la critique admissible de doctrines religieuses et leur dénigrement, et elles ont estimé que les déclarations de la requérante étaient de nature à susciter une indignation justifiée chez les musulmans. »
[53] § 57. Selon la Cour, et contrairement à l’affaire Giniewski contre France du 31 janvier 2006 (Req. n° 20006-I), les propos ne contribuaient pas à un débat d’intérêt général (sur le mariage d’enfants par exemple), mais visaient principalement à diffamer le prophète Mahomet.
[54] G. Calvès « Sur un prétendu droit au respect des croyances religieuses », A. Barb, D. Lacorne (dir.), Les politiques du Blasphème, Karthala, 2018, p. 77-93.
[55] L. Burgorgue-Larsen, La Convention européenne des droits de l’homme, L.G.D.J., 3ème éd., 2019, p 166.
[56] J. Rawls, Théorie de la Justice, Le Seuil, p. 495 et s.
[57] Cour eur. dr.h., arrêt Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande, 29 octobre 1992, Req. n° 246-A, § 68.
[58] Cour eur. dr.h., arrêt, Mariya Alekhina et autres contre Russie du 17 juillet 2018, Req. 38004/12. C’est une peine des plus sévères qui a été infligée aux artistes Nadejda Tolokonnikova, Ekaterina Samoutsevitch et Mariya Alekhina, trois jeunes membres du collectif russe Pussy Riot, condamnées le 17 août 2012 à deux ans de camp, par un tribunal moscovite pour « vandalisme » et « incitation à la haine religieuse », à l’issue d’un procès fortement médiatisé. Les autorités publiques avaient reproché aux jeunes femmes d’avoir chanté en février 2012 une « prière punk » dans la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou, demandant à la Sainte Vierge de chasser Vladimir Poutine du pouvoir. Les jeunes femmes avaient aussi indiqué avoir voulu dénoncer « la collusion de l’Eglise et de l’Etat ». La Cour de Strasbourg a considéré plusieurs violations de la Convention européenne. Tout d’abord, que le transport des requérantes dans un véhicule bondé, vers et depuis le tribunal où se tenaient leurs audiences, ainsi que leur posture humiliante durant celles-ci, ont entraîné la violation de leur droit garanti par l’article 3 de la Convention. Elle a ensuite relevé que les juridictions nationales ont violé l’article 5 § 3 de la Convention, dans la mesure où elles se sont contentées de motifs stéréotypés pour justifier le maintien des requérantes en détention provisoire pendant cinq mois. Elle a en outre observé que le dispositif de sécurité dans le prétoire ayant empêché les membres du groupe de communiquer en toute discrétion avec leurs avocats pendant leur procès qui a duré un mois, a porté atteinte à leur droit garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. Enfin, la Cour a conclu à la violation de l’article 10 de la Convention en raison, d’une part, de la sanction d’une sévérité exceptionnelle prononcée par les juridictions internes et, d’autre part, de l’interdiction d’accès au public imposée aux enregistrements que les requérantes avaient postés sur Internet, sans indiquer en quoi celle-ci était nécessaire.
[59] Cour eur. dr.h., arrêt, Sekmadienis Ltd contre Lituanie du 30 janvier 2018, Req. 69317/14. La société requérante avait mené une campagne publicitaire pour une ligne de vêtements consistant en trois séries de panneaux publicitaires disposés dans les espaces publics de Vilnius et sur le site Internet de son concepteur et présentant, pour l’une d’entre elles, un jeune homme aux cheveux longs, un halo sur la tête et portant une paire de jeans et dont la légende était « Jésus, quel pantalon ! ». L’autorité de protection des consommateurs lituanienne a imposé une amende à l’entreprise pour violation du droit relatif à la publicité au motif que la publicité menaçait la morale publique. Cette décision a été confirmée devant les juges nationaux. Devant la Cour de Strasbourg, la requérante se plaignait de ce que l’amende imposée violait son droit à la liberté d’expression. S’agissant du caractère nécessaire dans une société démocratique de l’ingérence, la Cour a observé que les publicités à l’objectif commercial ne semblaient pas être gratuitement offensantes ou profanes, ni ne paraissaient inciter à la haine envers une religion. Le fait que les publicités aient usé de symboles religieux ne permettait pas de justifier de manière suffisante le caractère offensant de telles références. Le fait aussi qu’une centaine de personnes se soient plaintes des publicités ne pouvait être pertinent, dans la mesure où la liberté d’expression s’étend à des idées qui peuvent déranger ou choquer. En outre, la Cour a estimé qu’il ne pouvait être supposé que tout chrétien percevrait la publicité comme offensante. Estimant qu’il serait incompatible avec la Convention que l’exercice des droits soit conditionné à l’assentiment d’une majorité, la Cour a ainsi conclu à la violation de l’article 10 de la Convention.
[60] Cour eur. dr.h., arrêt Manoussakis c. Grèce, 26 septembre 1996, Rec. 1996-IV.
[61] Commission eur. dr. h., 5 mai 1979, X et Eglise de Scientologie c/ Suède, DR 16/68.
[62] Cf dans ce sens les déclarations de G. Gonzalez : « S’agissant finalement d’un choix de société, la Cour devrait s’en remettre à la marge d’appréciation des Etats dans le respect du principe de subsidiarité (CEDH, GC, 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France, §153, RDLF 2014 chron. n°23, note K. Blay-Grabarczyk ; RTDH 2015, p. 219 note G. Gonzalez et G. Haarscher) », in « Les excès de la liberté d’expression et le respect des convictions religieuses selon la Cour européenne des droits de l’homme », op. cit.
[63] Cf. les déclarations de L. Burgorgue-Larsen en ce sens, op. cit, note n° 22.
[64] Cour eur. dr.h., arrêt Handyside c. RU, 7 décembre 1976, § 49, Req. n° 5493/72.
[65] Dans la première édition de son ouvrage La convention européenne des droits de l’homme, éd. L.G.D.J., Laurence Burgorgue-Larsen déclare néanmoins concernant la pénalisation de la diffamation que : « Sa jurisprudence démontre qu’elle examine la nature et la lourdeur des peines infligées en mettant d’ailleurs en valeur les tendances qui se sont manifestées au sein du Conseil de l’Europe qui limitent de façon drastique le recours à l’emprisonnement (CEDH, 15 mars 2011, Otegi Mondragon c/ Espagne). », p. 117. L’auteur amplifie le propos dans la 3ème édition de son ouvrage en ajoutant p. 163 et 164 : « La doctrine anglo-saxonne a parfaitement démontré les effets inhibiteurs de l’incrimination pénale de la diffamation : son chilling effect (effet inhibant ou dissuasif) est évident et limite ultérieurement toute personne, au premier chef les journalistes, de continuer à s’exprimer, à enquêter, à divulguer informations et idées de crainte d’être poursuivie et emprisonnée. (…) En tout état de cause, tout sera affaire de circonstances : ainsi, une condamnation pénale d’un particulier pour diffamation à l’endroit d’un homme politique pourra être considérée conforme à la Convention (CEDH, 30 janvier 2014, De Lesquen du Plessis-Casso c/ France), tandis que de l’autre, le même type de condamnation à l’endroit de journalistes emportera la violation de la Convention (CEDH, 3 avril 2014, Amorim Giestas et Jesus Costa Bordalo c/ Portugal). Ce qui est préoccupant est l’augmentation des condamnations de journalistes (CEDH, 18 avril 2019, Ifandiev c. Bulgarie) ou des sociétés de presse (CEDH, 16 avril 2019, Editorial Board of Grivna Newspaper c/ Ukraine) pour diffamation dans des pays où le délitement démocratique est majeur. »
[66] Dictionnaire des Droits de l’Homme, dir. J. Andriantsimbazovina et alii, P.U.F., 2008, p. 639.
[67] Cf. l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, Op. cit.
[68] Dans ce droit fil, on évoquera l’arrêt Tagiyev et Huseynov c/ Azerbaïdjan du 5 mars 2020. Cour eur. dr.h., arrêt Tagiyev et Huseynov c/ Azerbaïdjan, 5 mars 2020, Req. n° 13274/08. La Cour de Strasbourg n’a pas hésité à déclarer à l’unanimité que la liberté d’expression de Mrs Tagiyev et Huseynov avait été violée par l’Etat d’Azerbaïdjan, alors même qu’ils avaient contribué au débat d’intérêt public à faire se confronter valeurs occidentales et valeurs orientales. L’article que les deux requérants avaient écrit et publié dans une revue d’art Sanat Gazeti ne pouvait être considéré aux yeux de la Cour comme une incitation à la haine et à l’hostilité religieuse envers l’islam, puisqu’il avait été sorti de tout contexte par les tribunaux nationaux et qu’il n’avait nullement fait l’objet d’une analyse proportionnée concernant l’intérêt pour le public d’avoir accès à cette publication et le droit pour les croyants au respect de leur foi.
Très bonne analyse sur la forme et le fond.